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[Déjà votre lettre et la carte d'Ischia by night ont été dévorées...]

Lettre datée de Saint-Cirq, le 19 juin 1963

Correspondance

Auteur

Auteur André Breton
Personnes citées Louis Aragon, Jean Benoît, Laura Betti, Pierre Daura, Jean Debrix, Charles Estienne, Vaillat, Adrien Dax, Mimi Parent, Benjamin Péret
Destinataires Aube Breton-Elléouët, Yves Elléouët

Descriptif

Lettre d'André Breton à Aube et à Yves Elléouët, datée de Saint-Cirq-Lapopie le 19 juin 1963.

Transcription

St-Cirq, le 19 juin 1963

Chers petits enfants,

Déjà votre lettre et la carte d’Ischia by night ont été dévorées des yeux. Je vous vois si contents que je suis obligé de refouler l’idée que vous n’en êtes plus au tout début de votre séjour. Ici tout est mesuré aux plaisirs que vous imaginez : le seringa est tout en fleur, les oiseaux chantent puisqu’on est encore en juin, il est toujours très doux, de grand matin, d’ouvrir la porte pour aller préparer le petit déjeuner (le café est bon dans cette lointaine descendante de la cornue), on vérifie que les sauges, verveinettes et autres apportées le dimanche par Dax de Toulouse — sans parler du luxe d’un laurier-rose et d’un bougainvillier, s’il vous plaît ! — ont bien eu leur saoul de la rosée de la nuit. En vérité nous avons été accueillis ici par les grands orages et la pluie battante a duré plusieurs jours. Il n’y a là que les Daura, les Vaillat et les Debrix que vous avez eu tout le temps d’oublier ou, même ces derniers, que vous n’avez pu connaître. La restauration du village se poursuit de manière accélérée et l’on nous assure même que les « Beaux-Arts » disposent maintenant de crédits suffisant s et que St-Cirq est assez en vedette (il se donne aujourd’hui pour le plus beau village non seulement de France mais d’Europe !) pour que notre maison soit restaurée de fond en comble sans presque de notre part « bourse délier ». Nous allons voir cela sur-le-champ. Les personnes qui ont fait construire en face de nous sur la place du Carrol dans les conditions imposées par les mêmes « Beaux-Arts » (de ne modifier en rien la structure ancienne) ont mis leur maison à la disposition de Mimi et Jean, ainsi que de Toyen, que nous attendons maintenant d’un jour à l’autre et qui, avec une douche et un frigidaire, ne se seront jamais vus ici à pareille fête, à beaucoup près.

Vaillat nous faisait entendre hier soir deux disques des chansons de Laura Betti enregistrées par lui et dont il s’est assuré l’exclusivité. Je les trouve toujours aussi émouvantes que lorsque je les ai écoutées pour la première fois au bas de chez nous. Son « Pitié… pitié » m’obsède depuis le réveil.

Chers petits, il flotte tout de même une ombre bien réelle sur ma lettre. Sans doute avez-vous reçu, et Charles aussi, le procès-verbal de l’assemblée constitutive du 30 mai de l’« Association des amis de B.P. ». Je ne doute pas qu’un paragraphe de ce procès-verbal peut lui être cruel et je déplore, de toute la longue amitié que je lui porte, que les circonstances aient voulu qu’il soit mis en cause ainsi. Mais à l’objection qui était faite, à savoir que ce que Benjamin eût à coup sûr le plus mal supporté, ce avec quoi il n’eût pas transigé une seconde, c’est que l’on collaborât en 1963 avec un stalinien à toute épreuve tel qu’Aragon (de surcroît, dans son propre journal), comment aurais-je pu moi-même, qui l’ai certainement le mieux connu, opposer quoi que ce soit ? Je le pouvais d’autant moins que, du premier instant, comme Charles le sait de vous, mon cher Yves, j’avais estimé que l’équivoque s’aggravait considérablement du fait que, dans le cours de l’article incriminé publiquement le 30 mai, il se réclamait de la manière la plus explicite d’une « morale » commune avec ceux que je tiens pour les plus vils complices des pires crimes de notre époque. Invoquer ensuite à ce propos la « morale de 93 », fût-ce dans une lettre voulue apaisante à moi adressée, pouvait encore moins se justifier à mes yeux et que dire de ce que c’eût été à ceux de Péret ! Je m’assure, à distance, qu’il n’y a là nulle possibilité de refuge dans la « subjectivité », quelle qu’elle soit.

Je souhaite de tout mon cœur que Charles le comprenne et que l’humeur même massacrante ne l’égare pas jusqu’à lui faire prendre, de ma part, un minimum de rigueur intellectuelle (et morale) pour un manquement à l’amitié.

Je vous embrasse.

André

Bibliographie

André Breton (Jean-Michel Goutier éd.), Lettres à Aube, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 2009, p. 138 à 140

Librairie Gallimard

Date de création19/06/1963
Date du cachet de la Poste18/06/1963
Adresse de destination
Notes bibliographiques2 pages in-4° Enveloppe conservée
Lieu d'origine
Bibliothèque

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris : Ms Ms 41363_161

Nombre de pages2
Crédit© Aube Breton, Gallimard 2009
Référence19004990
Mots-clés,
CatégoriesCorrespondance, Lettres d'André Breton
Série[Correspondance] Lettres à Aube
Lien permanenthttps://www.andrebreton.fr/fr/work/56600101000156
Lieu d'origine
Lieu d'arrivée