La Collection

Accueil > Œuvres > [Mon silence ne peut pas s'excuser...]

[Mon silence ne peut pas s'excuser...]

Lettre datée du 7 novembre 1939

Correspondance

Auteur

Auteur Wolfgang Paalen
Destinataire André Breton
Personnes citées Aube Breton-Elléouët, François-René de Chateaubriand, Adolf Hitler, Julien Levy, Albert Skira, Frida Kahlo, Diego Rivera, Yves Tanguy

Descriptif

Lettre de Wolfgang Paalen à André Breton, datée de Los Cedros, le 7 novembre 1939.

 

Transcription

Los Cedros le 7 Novembre 1939

Mon très cher André,

Mon silence ne peut pas s'excuser que pourrai-je de dire pour que tu saches que ce n'est que la difficulté - énorme pour moi - de retrouver la parole ici en ce moment qui fait de retard. Nous étions absolument bouleversé de la lettre de Sucy, tout ce qui me lie à toi jusqu'aux liens les plus insaisissables étaient douloureusement tendus vers cet appel, je l'entends toujours j'arrive même parfois à tromper la distance en cherchant passionnément des traces ici, en questionnant sans arrêt si tu as passé par là, en éveillant ses tes reflets sur tous ceux que tu as connus ici.

Chaleureusement reçus par Frida et Diego à notre arrivée, nous les avons à peine vus pendant les semaines suivantes jusqu'à ces dernier temps. Ils viennent de divorcer. Diego n'en semble pas trop affligé, Frida est dans un état lamentable. J'ai fait de mon mieux pour leur faire comprendre combien tu aimerais avoir un mot d'eux. Je me coûte de te donner ces tristes nouvelles. J'aime et j'admire Frida plus encore qu'à Paris. En dehors de vifs regrets, je ne vois pas de commentaires possibles sur ce divorce, Diego n'a dit qu'il s'imposait depuis trois ans, d'autres prétendant qu’une fugue de F. y a joué un rôle.

Malheureusement, je n'ai pas encore pu connaître tous tes amis d'ici. Je suis très bien avec César Moro, nous sommes devenus immédiatement amis avec Manuel et Lola Alvarez-Bravo. Diego voulait me faire connaître Hidalgo B. et Lupe chez lui ce qui ne s'est pas encore fait. Un certain manque de rythme dans la vie ici, auquel tu as sûrement dû le heurter - que je m'explique par les deux civilisations parallèles, me semble rendre toutes les rencontres plus difficiles qu'ailleurs.

Par contre, l'exposition se fera je pense dans les meilleures conditions possibles - à la galerie dans une jolie maison où il y a beaucoup de place et fera dont pour susciter le maximum d'intérêt. L'exposition se fera vers le 15 janvier, la meilleure saison ici - de toute façon, il aurait fallu attendre l'hiver, les américains. J'ai pensé à Moro pour une petite préface et à Bravo pour la couverture du catalogue, inutile de dire que tu recevras le premier exemplaire sorti. Tous les tableaux sont bien arrivés, non sans quelques petites plaisanteries douanières.

Minotaure : j'en ai apporté un exemplaire à Frida, il ne semble que c'est une déplorable négligence de la part de Skira de ne pas avoir envoyé d'exemplaires aux collaborateurs d'ici pendant qu'il y avait déjà quelques exemplaires en librairie chez Muscade (qui ont été d'ailleurs vite épuisés). Comme cela nous semblait difficile de respirer ici les premières semaines - au propre et au figuré - ensuite venait le passage par un petit tunnel de maladie qui m'a pris trois semaines (les vielles histoires, sinusite etc.) C'est maintenant seulement que je commence à me sentir un peu plus réel ici - et c'est encore beaucoup dire, le dépaysement est bien grand que je n'aurais crû.

Nous avons loué une petite maison très agréable dans le plus joli coin de San Angel derrière l'hôtel San Angel-June, déjà en pleine campagne.

Pays magnifique et difficile, un des grands pays de la terre, plus cosmique que humain (ce qui n'est pas pour me déplaire)

Le matin nous trouvons souvent des petites bêtes bien étranges dans nos serviettes - hier c'était une sorte d'énorme chenille à langue pourpre et bifurquée sortante d'une incroyable petite tête de lion. Eva semble exercer une attraction particulière sur les scorpions.

Nous étions parvenus à distinguer le mâle et la femelle dans le sifflement bizarre de certains oiseaux qui nous semblaient appartenir très particulièrement à la saison des pluies - pour nous apercevoir finalement que ces sifflement étaient émis par des gardiens de nuit accoutrés en bandits d'opéra-comique.

Nous revenons de Patzcuaro, où nous étions avec Diego pour la fête des morts. Je m'ingéniais d'y évoquer ton passage.

Nous grimpions un cimetière, presque au sommet de l'île Yanitzio dans le lac tarasque. Dans la nuit très froide c'étaient d'innombrables petites pyramides bleues et roses de femmes assises sur leurs talons, immobiles toute la nuit, chacun devant un bouquet de cierges allumés. Après avoir chanté à minuit dans les maisons pour convier les morts, plus rien que les appels monotones d'une cloche. A portes grandes ouvertures, l'intérieur de l'église - sans trace de prêtre - s'ouvrait sur un curieux catafalque entouré de pains et de légumes et cierges, courses du drapeau rouge et noir de Morelos portant crâne et tibias comme un pavillon de pirate. Outre l'infinie rangées de petites paniers qui restaient soigneusement couverts, les offrandes aux morts étaient de petits échafaudages rectangulaires, en épis de maïs, pains et crânes en sucres encadrés d’œillets d'Inde, ils représentaient le soleil et ses maisons entour d'un énorme « soleil » en épis multicolores. Le sol psi errent du cimetière (sans tombeaux visibles) disparaissait sous la profusion des pétales de cette variété d'oillet d'Inde, éparpillé par claque nouvelle venante. Les heures n'ont droit de participer qu'en spectateurs distants et discrets à cette veillée. Les enfants s'y tiennent incroyablement tranquilles, les petites filles aux nattes serrées à craquer, les nourrissons complètement cachés dans le grand châle dit « reboso ».

Quel évènement fut le lever du soleil! Salué pas un chant tarasque. Les cierges brûlaient encore, des grappes d'hommes silencieusement ivres (ils avaient veillé la plupart dans les "Pulquerias") s'entre aidaient pour trouver leurs pertes.

On avait fait un feu pour nous dans la maison du « cacique » où nous dormions quelques instants par terre sur des nattes. Après, c'étaient les emplettes à Patzcuaro où nous achetions de cette merveilleuse poterie verte (vouée à ces disparitions) dont tu avais rapporté des spécimens particulièrement beaux. Que de jolies closes dans ce pays! Pourquoi ces misérables séparations, si nous pouvions être ensemble ici… il me semble tellement monstrueux que tu soies enfermé dans une chambre « assombrie tout exprès ».

L'éclipse est joliment totalement. L'homme animal religieux sur pilotis. Ou la fuite dans le nombre. J'ai relu la bergerade gâteuse (joliment écrite) de M. de châteaubriant ("gerbe de forces") et le livre de Calas - qui me semblent polariser très brillamment les pires erreurs de l'époque. Je pense que nous sommes en pleine déflation intellectuelle. On rira moins qu'après l'avant dernière - dernière. En tout cas, ce sera bientôt fini avec M. Hitler - (ce qui n'est pas l'opinion de Diego.) il faudra s'habituer à l'idée d'un moulin sans… le reste.

Crise de conscience. Je ne ferai pas mon exposition chez Levy. Fermé pour crise de conscience. Comme c'est bête. Il y a seulement quelques grippes qui poussent. Je quitterai un de ces jours mes gants. Ici où commence à siffler cette guerre. Mœurs charmantes. Bien, bien dommage qu'il faut renoncer aux commentaires. Je ne regrette pas, d'être parti, mais il manque la gaîté folle. Je rappelle que c'était dans le café « L'Européen » que tu m'as donné la lettre pour V. - je ne l'ai pas encore vu, mais je le verrai.

César Moro l'envoie ses profondes amitiés. Je me demande, si tu pourras me pardonner mon silence - et cette lettre. J'essaie en ce moment de faire ton portrait par cœur (c'est le cas de le dire). J'ose espérer que tu m'écriras encore. Mon très cher André. Les fillettes ici me font tout particulièrement penser à Aube avec ses petites nattes. Je saisis, comment ce pays a dû plaire à Jacqueline, nos profondes amitiés pour elle.

A toi tout ce que nous aimons ce plus profondément, à toi tout cœur

Ton Wolfgang

Je pense très souvent à Yves, je lui écrirai.

Adresse: Los Cedros,

Villa Obregón, D. F.

Mexico.

Date de création07/11/1939
Notes bibliographiques

Ms, encre noire - cinq pages signées.

Enveloppe non conservée.

Languesfrançais
Bibliothèque

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris : BRT C 2233

Modalité d'entrée dans les collections publiquesDon Aube et Oona Elléouët à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, Paris, 2003
Nombre de pages5 p.
Crédit© succession Paalen, 2022
Référence19001898
Mots-clés,
CatégoriesCorrespondance, Lettres à André Breton
Série[Correspondance] Correspondance avec Wolgang Paalen
Lien permanenthttps://www.andrebreton.fr/fr/work/56600101001897