La Collection

Accueil > Œuvres > [Il est clair que lorsque je cède...]

[Il est clair que lorsque je cède...]

Lettre datée du 27 mars 1925

Correspondance

Auteur

Auteur André Breton
Destinataire Antonin Artaud
Personnes citées Robert Desnos, André Masson

Descriptif

Lettre d'André Breton à Antonin Artaud, datée de Paris, le 27 mars 1925.

Copie dactylographiée d'une lettre à Antonin Artaud, envoyée de Paris.

Cette lettre provient de l'exemplaire de L'Ombilic des limbes d'Antonin Artaud [A-VII-518] de la bibliothèque personnelle d'André Breton. Cette lettre, si décisive point qu'André Breton en a conservé une copie, évoque la situation difficile du surréalisme en mars 1925. Breton n'a pas apprécié la prise en main de la revue par Naville et Péret : trop politique, raillant la peinture et la poésie, les deux directeurs risquaient d'ôter au surréalisme sa spécificité artistique. Breton a donc recours à Artaud, qui donne au mouvement un tournant mystique et féroce. Plusieurs lettres d'Artaud font foi de son action : demande de textes provocateurs, recherche de récits de cauchemar, rédaction de pamphlets, autant d'actions dont Breton se réjouira dans une lettre à Simone Kahn.

On perçoit cependant dans cette lettre une certaine lassitude dquant au groupe : si Desnos, Artaud et Masson trouvent grâce à ses yeux, les compagnons de route sont auteurs de mauvais poèmes, de tergiversations, d'agacements, et l'entretiennent « d'affaires d'éditions, de projets de voyages et autres imbécillités sans nom... »

La lassitude semble en tout cas bien réelle, et résulte d'un manque de corps de doctrine clair :  « D'un ensemble de propositions qui m'ont, en passant, paru honnêtes, je suis incapable de dégager une ligne de conduite stricte, même pour moi. A la lueur de ce que j'éprouve depuis près de deux mois, je sais seulement que presque rien de ce que je supporte en général ne trouve grâce. Ce que je vois de vous, par contre, me rassure, me touche, m'empêche de me perdre complètement. » Ou peut-être est-ce une exagération tactique ; Breton reste au fait des ambitions réelles du mouvement, puisqu'il demande à l'auteur du Pèse-nerfs de « veiller, et -- le mouvement surréaliste dût-il en souffrir - de ne subordonner en aucun cas l'intérêt immédiat de l'esprit à la nécessité politique ou autre, sous prétexte que nous sommes 26 (?), et que c'est décourageant. » Paradoxalement, ce sera au cours de cette année même que les surréalistes initieront un tournant politique en se rapprochant de Clarté.

[Site André Breton, 2021]

 

Transcription

Personnelle

Paris, le 27 mars 1925

Mon cher ami,

il est clair que lorsque je cède à la tentation de faire partager mon sentiment sur quoi que ce soit, c'est avec l'assurance de ne pas passer malgré tout pour ce que je ne suis pas : un littérateur, un homme public. De là mon émotion ces jours-ci. Je ne puis souffrir une seconde qu'on me rançonne, ni même qu'on m'éprouve. Si vous voulez ne parlons pas du surréalisme, ou parlons-en au contraire. Vous et moi, et peut-être nous seuls, nous sommes dupes en ce moment et nous le serons encore des apparences de quelques autres, dont vous savez comme moi qu'ils pourraient aussi bien se comporter vis-à-vis de nous (et de ce qui est notre raison d'être) de façon contraire. Je ne dis pas cela pour Masson, avec qui nous avons même sans le surréalisme tant de chances de nous entendre, ni pour Leiris, que malheureusement je connais peu. Mais ceux-ci, ceux-là à des degrés divers... Je me demande parfois s'il est bien nécessaire d'en passer par là : l'un vous lit un poème que vous n'avez aucune envie d'entendre et qui se perd dans la nuée de poèmes semblables, l'autre vous raconte ce qu'il a fait dans la nuit, où il est possible de dormir. Passe encore quand on ne vous entretient pas d'affaires d'éditions, de projets de voyages et autres imbécillités sans nom. Est-ce donc à cela que doivent aboutir tant de rancunes envers le monde et faut-il en prendre son parti ? Je vous avoue qu'en ce qui me concerne ce n'est pas encore fait. Vous qui dans votre pensée ne vous trouvez pas dans votre élément et pour qui le talent paraît être si peu de chose, êtes-vous prêt à accepter ce compromis ? Il y a peut-être, à la base de cette action collective à laquelle nous sommes résolus, une bien grande illusion, toute à notre honneur au reste. Mais je ne puis m'empêcher de dénoncer de temps à autre cette illusion. La détresse réelle qui nous fait agir tous deux est hélas trop facile à simuler pour que, la mode s'en mêlant, nous ne soyons pas victimes des pires contrefaçons. A plus forte raison si, comme il est désirable, nous ne savons donner de notre état d'âme qu'une série d'expressions hagardes, tout-à-fait impropres à nous concilier le goût de « notre temps ».  C'est pour moi, je ne vous le cache pas, une cause de dépit et d'irritation perpétuels de constater qu'on peut reproduire à l'infini ces images et en apparence les parfaire, sans que le cœur y soit. Voyez où nous en sommes avec le surréalisme : Desnos, qui a dû sentir une bonne fois, très fort, (il me l'a répété souvent) l'inutilité [parfaite] d'élever dans ce détestable concert une voix vraiment pure, et tout de même les jeux de mots... Desnos, qui est par excellence un personnage lyrique, se tient désormais à l'écart. Sans doute sa déception a été trop forte. Par exemple : en mon absence complète, ces derniers temps, je m'en suis rapporté absolument à vous pour sauvegarder un certain nombre de principes qui, je crois, sans cela, eussent été très hypocritement piétinés. Je ne sais au juste quelles réserves vous faites en votre for intérieur sur une sorte de manifestations plus ou moins opportunistes, dont celle de Naville n'a été, somme toute, que la parodie. Oh je ne propose pas de remède : je ne sais même pas si le mal est dans la volonté d'une action surréaliste, ou ailleurs. Et pourtant ce mal, le plus grand tort que nous devions subir, voici des années que je l'observe et que, pour l'extirper, j'ai en vue je ne sais quelle opération.

Je suis pas, comme il vous plaît de le dire, la raison d'être et le soutien du surréalisme. J'ai beau m'interroger, me tâter, je ne trouve rien qui justifie cette allégation. Mettons que je suis heureux de vous connaître, de connaître Masson : c'est tout. Si c'est au surréalisme que je le dois... D'un ensemble de propositions qui m'ont, en passant, paru honnêtes, je suis incapable de dégager une ligne de conduite stricte, même pour moi. A la lueur de ce que j'éprouve depuis près de deux mois, je sais seulement que presque rien de ce que je supporte en général ne trouve grâce. Ce que je vois de vous, par contre, me rassure, me touche, m'empêche de me perdre complètement.

Je vous prie donc à nouveau de veiller, et -- le mouvement surréaliste dût-il en souffrir - de ne subordonner en aucun cas l'intérêt immédiat de l'esprit à la nécessité politique ou autre, sous prétexte que nous sommes 26 (?), et que c'est décourageant.

Votre ami,

André Breton

 

Date de création25/03/1925
Notes bibliographiques

Ts, encre noire - trois pages signées.

Sans enveloppe.

Languesfrançais
Bibliothèque

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris : BRT C 2583

Dimensions21,00 x 27,00 cm
Nombre de pages3 p.
Crédit© Succession André Breton
Mots-clés,
CatégoriesCorrespondance, Lettres d'André Breton
Série[Correspondance] Correspondance avec Antonin Artaud
Lien permanenthttps://www.andrebreton.fr/fr/work/56600101001778