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Descriptif

Lettre d'André Breton à Jacques Doucet, envoyée de Paris le 18 juin 1924.

 

Transcription

Paris, le 18 juin 1924

Très cher Monsieur,

Aragon, Gérard, Naville, Boiffard et moi nous sommes en effet livrés, au cours de la représentation de dimanche, à une très chaleureuse manifestation de sympathie en faveur de Picasso, dont, je vous l’ai dit, le « Mercure » nous enthousiasme. Mon intention était bien, en vous parlant, de m’étendre sur ce sujet et je ne m’en suis abstenu que par crainte de tomber en désaccord avec vous : c’est pourquoi j’étais peiné de vous entendre porter sur la dernière œuvre de Picasso ce jugement sévère. Tout se serait d’ailleurs passé le mieux du monde à cette soirée sans la ridicule intervention de M. Sauguet (école d’Arcueil) qui prétendit associer Satie au succès que nous voulions faire à Picasso et qui eut à ce sujet avec Aragon une altercation violente. C’est Aragon qui s’avança jusqu’au bord de la loge de Picasso, non pour faire un discours, comme le prétendent malignement les journaux, mais pour enlever d’un mot toute équivoque à l’approbation que nous donnions à cette partie du ballet. L’attitude hostile de la plus grande partie du public (des journalistes, puisque c’était la générale), hostile à Picasso et à nous, favorable à Satie, fit le reste. On prétendait, parce qu’on nous avait vus nous entretenir longuement avec Picasso et avec Auric, que nous étions tous de connivence. Rien n’était pourtant moins prémédité que notre attitude. En ce qui me concerne je tiens la collaboration de Picasso à « Mercure » pour l’événement artistique le plus important de ces dernières années, et pour un acte de génie qui n’est surprenant de sa part que parce qu’il vient après tant d’autres et qu’il est plus merveilleusement affranchi que jamais de toutes les contraintes de la réputation et du goût. J’en parle comme des « Demoiselles d’Avignon », exactement. « Mercure » en 1924 est aussi étonnant, aussi admirable dans le temps que la grande toile de 1906. C’est tout un nouvel horizon qui s’ouvre encore à la poésie et à la vie et je trouve que mes amis et moi nous ne devons pas marchander nos applaudissements et notre amour à l’homme qui se montre indéfiniment capable de nous surprendre et de nous émouvoir. Nous lui témoignerons publiquement notre admiration dans une courte note intitulée « Hommage à Pablo Picasso » que publiera le prochain Journal littéraire et que signeront Aragon, Delteil, Soupault, Poulenc, Auric, etc. Je suis retourné hier soir aux « Soirées de Paris » et mon enchantement est resté le même, au moins. À mon sens la personnalité de Picasso domine aujourd’hui de cent coudées toutes les autres, c’est encore de lui que nous attendons le plus, il est peut‑être moins qu’aucun d’entre nous prisonnier de sa propre formule, il est à lui seul tout notre exemple.

Puissent, cher Monsieur, ces considérations ne pas vous être trop importunes. Je suis persuadé que vous en auriez jugé comme nous si le cadre des « Soirées de Paris » eût été autre mais c’est ce cadre et non Picasso qu’il faut changer. Ne le croyez‑vous pas ?

J’ai acheté pour vous le dernier numéro de « l’Esprit Nouveau » (n° 23) et je vous communique mes exemplaires de « 391 » et du « Disque vert » que vous n’avez peut‑être pas encore reçus. Cette série d’articles sur Freud n’est pas pour me déplaire : vous savez que j’ai été le premier à parler de Freud en France, en 1917 où personne ne le connaissait. Assurément beaucoup de ces essais sont médiocres, rapides et partent d’un esprit primaire. Mais l’alerte est donnée.

Le dernier numéro de la « Vie des lettres » est le numéro 14. Vous le possédez, ainsi que tous les numéros précédents.

Dans une dizaine de jours paraît un petit ouvrage de Pierre Naville : « Les Reines de la Main gauche » dont je vous retiens un exemplaire. C’est un texte surréaliste pur auquel vous ne trouverez sans doute qu’un intérêt documentaire.

J’ai reçu les catalogues de Gallimard, de Vrin et de Vitis, où rien ne m’a paru à retenir. Je n’ai pas reçu celui d’Andrieux.

J’ai vu l’exposition des œuvres offertes en souvenir d’Apollinaire, actuellement rassemblées chez Guillaume pour être vendues samedi à l’hôtel Drouot. Rien de très remarquable ; il est vrai que les envois de Picasso et de Braque n’y figurent pas encore, mais Matisse et Derain ne se sont guère dépensés.

J’irai, cher Monsieur, vous voir samedi matin. Je suis tous les jours vers onze heures rue de Noisiel où vous me ferez grand plaisir en me téléphonant quelquefois.

Croyez, je vous prie, à toute mon affection

André Breton.

P. S. Aragon m’a prêté un très beau livre qui serait fort désirable pour la bibliothèque, mais qui, en raison de son caractère officiel, ne doit pas pouvoir se trouver facilement : c’est le « discours de Painlevé aux fêtes du tricentenaire de la mort de Pascal ». Sans nom d’éditeur :
« Paris
Typographie de Firmin‑ Didot et Cie
imprimeurs de l’Institut de France, rue Jacob, 56,
1923. »
 Il a paru un livre de Coquiot sur Seurat, un petit livre de la collection italienne « Valori plastici » sur Picasso ; un recueil des « Poésies » de Jean Royère (ce dernier à la bibliothèque du Hérisson, 7 rue Delambre, Amiens). On annonce au « Mercure » une nouvelle édition des poésies de Francis Vielé‑ Griffin.
Le tableau de Chirico qui vous a été proposé par Jacques Porel doit bien être « Le Chant d’Amour » que possédait Éluard. Je puis, si vous le désirez, vous en montrer la reproduction.

André Breton

 

Bibliographie

André Breton, Lettres à Jacques Doucet, éd. Étienne-Alain Hubert, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 2016, p.182-185.

 

Librairie Gallimard

Date de création18/06/1924
Notes bibliographiques

Quatre pages sur deux feuillets 27 × 21 cm, en‑tête imprimé : LITTÉRATURE / 6e année / DIRECTEUR : / ANDRÉ BRETON / 42, Rue Fontaine, PARIS (IXe) / Secrétaire de la rédaction : / MAX MORISE / 24, Avenue de Breteuil, PARIS (VIIe) / Administration : / 24, Avenue de Breteuil, PARIS (VIIe) / Dépositaire général : Librairie Gallimard / 15, Boulevard Raspail, PARIS (VIe). Encre bleue.

Languesfrançais
Lieu d'origine
Bibliothèque

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris : BLJD 7210-47

Dimensions21,00 x 27,00 cm
Nombre de pages4
Crédit© Aube Breton, Gallimard 2016
Mots-clés,
CatégoriesCorrespondance, Lettres d'André Breton
Série[Correspondance] Lettres à Jacques Doucet
Lien permanenthttps://www.andrebreton.fr/fr/work/56600101001051
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