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[Le nuage de fatigue qui nous a portés ici...]

Lettre datée du 7 novembre 1922

Correspondance

Auteur

Auteur André Breton
Personnes citées Louis Aragon, Germaine Everling, Josep Dalmau i Rafel, Simone Kahn, ép. Breton puis Collinet, M. Mills, Madame Mills, Francis Picabia
Destinataire Jacques Doucet

Descriptif

Lettre d'André Breton à Jacques Doucet, écrite en partie à Barcelone le 7 novembre 1922, puis envoyée le 9 novembre avec un ajout.

André Breton, lorsqu'il écrit cette lettre, voyage avec Francis Picabia à l'occasion d'une exposition de ses œuvres. Après avoir rencontré un couple américain, il séjourne dans un hôtel qui ne recueille pas ses faveurs, et évoque la figure de Josep Dalpau i Rafel, galeriste espagnol promoteur de Picabia.

Venu prononcer une conférence remarquée sur l'esprit moderne, le 19 novembre à l'Ateneo : « Caractères de l'évolution moderne et ce qui en participe », le jeune Breton ne semble pas beaucoup apprécier son séjour espangol, et demande à Jacques Doucet de bien vouloir transmettre ses pensées à Aragon. Le 9 novembre, il reprend la plume pour informer Doucet de la maladie de Simone. Le séjour se prolonge donc de quelques jours. [Antoine Poisson, 2021]

 

Transcription

7 novembre 1922

Très cher Monsieur,

le nuage de fatigue qui nous a portés ici ne s’est pas encore dissipé que je viens vous donner de mes nouvelles. Nous sommes arrivés dimanche à Barcelone après avoir séjourné à Marseille où, durant trois jours, nous fûmes les hôtes d’amis américains, M. et Mme Mills, au somptueux hôtel de la Réserve, sur la Corniche. Ce fut jusqu’ici la partie la plus agréable de notre voyage. Je me serais volontiers attardé dans cette maison quasi déserte où les hautes cloisons de boiserie qui séparent les chambres étaient percées d’une quantité de petits trous pour les besoins d’une cause différente de la nôtre et ne cessaient de grincer au vent la nuit ; où les serviteurs sont obséquieux comme la mer. Avec Picabia, dans une rue basse de Marseille, à « Cytheria » nous nous sommes fait présenter deux films érotiques de premier ordre.

Barcelone offre moins de ressources et il se peut bien que l’Espagne me demeure antipathique. Il est vrai que je ne me console pas d’avoir quitté Paris au moment où se passaient tant de choses intéressantes. De plus j’étais assez sérieusement malade en arrivant ici et qu’aurait-ce été sans votre merveilleux manteau ! Enfin la vie est d’un prix inabordable, à ce point qu’il nous faut dès maintenant songer à rentrer. J’hésite beaucoup à faire part de cette nécessité à Picabia dont l’exposition n’ouvre que le 18 ; qui compte beaucoup sur les conférences que je devais faire à l’Atheneo, le cercle intellectuel de la ville ; et pour qui l’on est tenu à l’impossible, ce qui est souvent délicieux, dès qu’on a choisi d’être son ami. Mon désir actuel est d’être de retour à Paris à la fin de la semaine et d’éviter les complications de toutes sortes. Toujours est‑il que c’est la dernière fois que je me lance dans une aventure de cette sorte, qui n’est pas même une aventure au bon sens du mot. Nous n’aurions, en demeurant à Barcelone, la perspective de quitter cette pension qui imite à s’y méprendre la maison de santé et dont les deux premiers étages sont occupés d’ailleurs par une pharmacie, que pour la maison de Dalmau, le marchand de tableaux qui invite Picabia, celle‑ci incluse dans la cathédrale et que se disputent les couleurs vives et les parfums de sacristie, l’hôte étant lui‑même ce qu’on peut imaginer de mieux dans le genre cloporte : vous voyez, Monsieur, que cela n’a rien d’engageant.

Si les lois de la civilité et l’ennui de ne pas être parfaitement agréable à Picabia qui se plaît ici, on se demande comment, n’étaient pour rien dans ma décision, il y a longtemps que je serais loin, je ne le cache pas.

J’espère : j’espère que j’aurai le plaisir de vous voir au début de la semaine prochaine. Sinon, c’est que tout se sera « arrangé » pour mon plus grand désespoir mais je me jure que non et je ne vois pas ce qui pourrait plus longtemps m’empêcher de rejoindre ma vie qui est ailleurs.

Je vous prie, Monsieur, de présenter à Madame Doucet mes hommages les plus respectueux.

Voudriez‑ vous dire à Aragon que le cœur me manque pour lui écrire, que j’arrive et qu’il me pardonne.

Ma femme me charge pour vous de beaucoup de pensées affectueuses et moi je suis, Monsieur, très heureux de pouvoir vous dire à bientôt.

André Breton.

9 novembre. Je rouvre ma lettre. Simone a été prise hier d’un violent accès de fièvre (39,5) et le médecin consulté ne nous permet pas de rentrer avant une huitaine de jours. (Hélas.) Ce matin elle va mieux.

J’ai par bonheur trouvé ici le moyen de gagner l’argent nécessaire pour subvenir à nos frais jusqu’à la fin de notre séjour. Nous rentrerons tous deux ensemble à Paris, Madame Everling, Picabia et nous, le 20 novembre. Ainsi je pourrai faire ma conférence et l’auto nous ramènera.

 

Bibliographie

André Breton, Lettres à Jacques Doucet, éd. Étienne-Alain Hubert, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 2016, p. 135-137.

 

Librairie Gallimard

Date de création07/11/1922
Notes bibliographiques

Ms, encre noire - Quatre pages 23,5 × 13,5 cm sur un feuillet plié 27 × 23,5 cm.

Papier à en‑tête imprimé en bleu foncé : PENSIÓN NOWÉ / DIRECTOR- PROPIETARIO / LUIS G. MONTON / BARCELONA / PLAZA DE CATALUÑA, 12 / RONDA DE SAN PEDRO, 2.

Languesfrançais
Lieu d'origine
Bibliothèque

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris : BLJD 7210-27

Dimensions13,50 x 23,50 cm
Nombre de pages4
Crédit© Aube Breton, Gallimard 2016
Mots-clés, , , ,
CatégoriesCorrespondance, Lettres d'André Breton
Série[Correspondance] Lettres à Jacques Doucet
Lien permanenthttps://www.andrebreton.fr/fr/work/56600101001025
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