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Descriptif

Lettre d'André Breton et Louis Aragon à Jacques Doucet, datée de Paris, février 1922.

André Breton possédait le brouillon de cette lettre. [Site André Breton, 2020]

 

Transcription

Nous ne pouvons, Monsieur, songer à compléter effectivement une bibliothèque à laquelle ce serait prétendre imposer des limites. Mais nous croyons pouvoir, comme vous avez bien voulu nous le demander, vous indiquer certains livres, sans préjuger de leur importance ni de leur valeur, qui ont joué pour nous et pour quelques autres un rôle tel, que sans aimer encore tous les livres que nous vous recommandons, il nous impossible de les oublier. C'est à juger le moins les ouvrages dont nous réunissons ici les titres que nous pensons faire le mieux un travail objectif. Nous nous sommes rapportés constamment à un seul critérium : la formation de la mentalité poétique de notre génération. Celle-ci, nous voulons nous la représenter à notre image, a connu sa première révolte quand on prétendit lui imposer le mot d'ordre du matérialisme officiel. Comme on ne pouvait lui cacher Kant, c'est lu qui fut commis à nous sauver. Quoique aujourd'hui ce ne soit plus guère que pour deux chapitres à peine de la Critique de la raison pure, l'« Esthétique transcendantale », que ce philosophe reste vivant, il n'est rien de moins négligeable que cet esprit qui sut le premier prendre conscience de l'opposition entre les principes du rationalisme leibnizien, auxquels il demeura toujours fermement attaché et l'existence même de la science newtonienne. Étant donné le succès et la fécondité de la pensée appliquée au monde de l'expérience, il s'agissait d'expliquer l'objectivité des données internes de la raison. Ce problème immortel est sensiblement le même que celui qui se pose aujourd'hui à des esprits plus purement scientifiques, qui rencontrent la même opposition que Kant. Poincaré, Freud, Einstein, représentent les étapes successives de cette idée. Leur présence dans une bibliothèque d'où Kant est absent serait tout à fait inexplicable, au même titre que, nous le verrons tout à l'heure, la présence d'Apollinaire ne se comprend dans une bibliothèque qu'en fonction de celles de Restif de la Bretonne et d'Eugène Sue.

La seule référence indispensable qu'il faille donner de la Critique de la raison pure (ce livre seul importe en l’œuvre de Kant, dont la méthode est plus significative que les conclusions) est la Monadologie de Leibniz. On sait d'ailleurs que l'an dernier un savant scandinave a retrouvé le testament philosophique de cet auteur qui contenait la réfutation point par point de l’œuvre, en apparence si rigoureuse, pour laquelle il a été admiré jusqu'à nous. La signification littérale de cette contradiction n'est pas très différente de celle d'un Lautréamont ou d'un Rimbaud et l'importance qu'elle peut prendre n'est vraisemblablement pas moindre.

À plus forte raison, si vous devez, Monsieur, faire entrer Kant dans votre bibliothèque, y devez-vous recevoir, et ici, dans son intégralité, l'homme qui pour Mallarmé, Villiers de l'Isle-Adam, Jarry et surtout Dada, fut le véritable Messie : Hegel, dont l' « idéalisme absolu » exerce aujourd'hui une influence énorme, au point que les partis conservateurs et les partis les plus avancés s'en réclament au même titre. Nous serions tentés de donner ici un abrégé de cette doctrine qui nous est si familière et dans laquelle se trouvent en germe le Coup de dés, L'ève future, les Spéculations, la vie de Jacques Vaché. Mais il suffira de rappeler que pour expliquer les pitreries mêmes de certaines manifestations dada, c'est à Hegel que s'en sont pris les journalistes les plus bornés.

Dans l'ascendance immédiate de Hegel et faisant la transition entre Kant et lui, portant aussi plus loin que ne le fit Hegel l'esprit nationaliste qui fit en Allemagne et en France les ravages qu'on sait (Charles Maurras, Bismarck), retenons seulement Fichte, avec La Destinée de la science et son fameux Discours à la nation allemande, et finissons-en avec l'idéalisme absolu sans nous arrêter à Schelling.

En regard de la philosophie allemande, nous croyons, à en juger par leur influence, que seront les plus désignés pour représenter la spéculation française au XVIIIe siècle, deux hommes aussi différents que possible dont l'un n'exerce aujourd'hui qu'un ascendant formel, presque négatif, mais dont se réclament encore les spécialistes du langage, un Michel Bréal, un Jean Paulhan. Nous voulons parler de l'abbé de Condillac, dont le Traité des sensations et la Logique peuvent passer pour les ouvrages les mieux représentatifs.

À côté de lui, un homme, qui n'est resté longtemps célèbre que pour avoir attaché son nom à une dépravation, un homme dont les conclusions dans tous les domaines se vérifient chaque jour, en dehors même de ses prémisses, dont l'influence va grandissant et que l'ont pas craint de mettre hors pair Baudelaire et Apollinaire, le marquis de Sade, avec qui nous quittons la philosophie pure, apparaît comme la première incarnation de l'esprit révolutionnaire que le XIXe siècle n'est pas parvenu à étouffer. La philosophie dans le boudoir, Justine, Les Cent vingt jours de Sodome, le Discours prononcé à la Fête décernée par la section des Piques aux mânes de Marat et de le Peletier représentent les trois principaux aspects de cet auteur si imposant à tous égards et nous ne pouvons, Monsieur, vous demander moins que d'acquérir les autres ouvrages. Il va sans dire que, s'il s'agissait pour nous de constituer une bibliothèque personnelle, nous désirerions y voir figurer l’œuvre complète du marquis de Sade, y compris, si possible, tan de manuscrits égarés que nous ne nous résignons pas à croire perdus.

Il va de soi que dans votre bibliothèque une section philosophique ne saurait se passer complètement des auteurs mystiques, le mysticisme étant, après tout, la solution poétique des problèmes fondamentaux. Vous savez, Monsieur, en particulier, qu'à l'occasion du Congrès de Paris la question d'un mysticisme sera posée. Les noms de Raymond Lulle et de Swedenborg jouissent d'un prestige assez singulier pour que nous alléguions de la nécessité de proposer à vos recherches « Le Grand Art » de Raymond Lulle dont s'inspire avant tout la poétique d'Aloysius Bertrand et La Nouvelle Jérusalem de Swendenborg auprès de laquelle l’œuvre de Maeterlinck n'est qu'un jeu.

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Plus près de nous, Michel Bréal, auteur d'un Essai de sémantique, sur lequel se sont suffisamment expliqués Paul Valéry et Léon Daudet, Darmesteter, auteur de La Vie des mots qui repose magistralement de nos jours la question du langage ; Frédéric Paulhan, auteur de La Logique de la contradiction et du Mensonge de l'art qui est peut-être le meilleur logicien moderne, Dastre, auteur de La Vie et la Mort, qui donne un sens général aux données de l'évolution et qui ouvre une voie poétique telle que la poésie dite scientifique se trouve du coup périmée : tels sont les philosophes qu'il siérait de placer à côté de Poincaré et de Bergson dont, bien entendu, nous pensons utile que vous ayez les œuvres complètes.

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Moralistes : - Au même titre que Racine, Pascal a droit de cité dans une bibliothèque, où la morale, comme la poésie, se propose aujourd'hui de s'épanouir. Les Pensées, le Discours des passions de l'amour apparaissent comme l’œuvre du plus grand classique en cette matière. Les « Pensées » présentent en outre cet intérêt plus particulier que c'est surtout à elles et aux maximes de Vauguenargues, que vous possédez déjà, qu'Isidore Ducasse s'en est pris pour faire le procès de la morale et du langage. À cette époque, où des jeunes gens ont pu choisir le mot « Proverbe » pour qualifier une revue et ont cru pouvoir donner ce mot pour le symbole de toute activité, où le genre de la maxime qui semblerait tout à fait discrédité apparaît plus que jamais en honneur, La Rochefoucauld, malgré son insuffisance de pensée et ses escroqueries verbales, mérite aujourd'hui discussion. C'est surtout de la comparaison des textes successifs, parus du vivant de cet auteur, que l'on peut tirer un enseignement : il y a peut-être là un cas analogue à celui que nous signalions chez Leibniz, quoique nous fassions toutes réserves sur sa portée. Les maximes, dont la paternité est souvent refusée à la Rochefoucauld, sont aussi le premier type de ces ouvrages qui passent un jour pour collectifs et se retournent curieusement contre leur auteur.

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Des moralistes théoriciens aux moralistes pratiques, il n'y a qu'un pas. Nous avons vu quelle place Sade devait se voir attribuer. À côté de lui, et présentant d'ailleurs un intérêt littéraire supérieur au sien, il est juste de ranger Restif de la Bretonne, dont Le Paysan et la Paysanne pervertis et Monsieur Nicolas apparaissent aujourd'hui comme des ouvrages plus importants que les Confessions de Rousseau, déjà au catalogue de votre bibliothèque. Nous ne nous étendrons pas sur la grande importance sociologique de ces œuvres, qui demeurent extraordinairement vivantes en raison de leur ton merveilleusement alerte. La pente sociologique nous conduit naturellement à Proudon : Qu'est-ce que la propriété ? Et la « Correspondance » ont trouvé en Barrès un commentateur précieux. L'Ennemi des lois est retentissant de la parole proudhonnienne et surtout le mouvement idéologique de 1900 s'en est assez réclamé.

En marge des philosophes et des moralistes, et comme illustration de la pensée du XIXe siècle, nous croyons pouvoir donner Jean-François Lacenaire, criminel célèbre, qui fit rêver Hugo et que Laforgue place entre Chateaubriand et Byron. L'émotion que nous avons ressentie à lire ses Entretiens en prison en démontre suffisamment l'actualité. De même il est nécessaire que la grande figure de Marat qui, pour nous, domine la Révolution française, soit ici représentée par ses œuvres, en particulier par la collection du journal L'Ami du peuple, où au moins l'invective qui, chez les pamphlétaires littéraires reste purement platonique, avait pour effet de faire tomber les têtes.

Il est surprenant de notre part de joindre à ces noms celui d'un escamoteur public, Napoléon Bonaparte, dont nous voulons retenir seulement les Lettres à Joséphine, où les grands faits d'armes militaires se trouvent réduits à leurs justes proportions (Wagram n'est plus aujourd'hui qu'un secteur téléphonique) et qui parviennent encore à nous émouvoir, en dépit de la personnalité de leur auteur.

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L'esprit de révolte, voilà ce qui, chez tous les auteurs dont nous venons de citer les noms, fait le prix que nous attachons, au-delà de ce qu'ils représentent, à ces noms mêmes. C'est dire que le XIXe siècle nous offrirait encore de nombreux livres pour votre bibliothèque si le romantisme ne nous apparaissait comme une aventure courue, laquelle ne nous intéresse plus que là où elle atteint au paroxysme, là où nous touchons à une faillite singulière, l'homologue des banqueroutes récentes, d'où nous pouvons tirer une conscience nouvelle de nos moyens. C'est de ce point de vue que nous inscrivons le nom de Rabbe, pour qui, vous le savez, Baudelaire inventa l'expression « le style éternel » et dont les Œuvres posthumes sont tombées dans un oubli si profond qu'on ne sait si elles en sortiront jamais. Une autre faillite est celle de Dovalle, auteur du Sylphe et autres poésies, qu'une préface manifeste de Victor Hugo ne sauva pas, et dont à coup sûr les vers valent bien mieux que ceux de Lamartine. Il suffit d'une balle de revolver, qui traversa son dernier poème avant de le tuer, pour changer la face de sa destinée. Faillite encore, ce discrédit jeté sur Eugène Sue par la faveur populaire qui fit oublier ses premiers romans, l'image la plus violente du romantisme : Eugène Sue, chez lequel sans doute Isidore Ducasse prit à peu près son pseudonyme, et peut-être aussi l'idée première du personnage de Maldoror ; Eugène Sue, qui fut l'une des premières lectures d'Apollinaire ; Eugène Sue, l'un des auteurs volés le plus souvent par les enfants sournois dans les bibliothèques paternelles.

C'est presque au même titre que La Salamandre et Les Mystères de Paris, que nous portons sur notre liste Mademoiselle de Maupin où plusieurs générations auront puisé les éléments de représentation de la femme. L'importance, à l'origine de toutes les imaginations, de ce livre défendu est peut-être unique.

Dans un même esprit, nous ne retenons de Vigny que Stello, de Ponson du Terrail que Rocambole. L'importance prise par ce dernier personnage dans la littérature moderne est significative : le caractère littéraire, d'ailleurs à notre avis insoutenable, de cette œuvre ne peut prévaloir que pour la faire écarter de notre choix sur le succès prodigieux de ce type, qui fait peu à peu oublier le Christ et Napoléon. Nous ne pouvons quitter les domaines de l'imagination romanesque, sans marquer un roman, soit Le Roman de la forêt, soit Les Mystères d'Udolphe d'Ann Radcliffe, qui fut une des bravades du romantisme, et qui trouve naturellement sa place avant Edgar Poe.

Les raisons formelles sont peu nombreuses qui pourraient nous faire retenir un livre romantique. Il en est pourtant un que sa présentation singulière désigne à notre attention. L'histoire de Bohème et ses sept châteaux, de Charles Nodier, est un exemple unique de fantaisie typographique alliée à un esprit philosophique voisin de celui-même de Dada. Nous ne croyons pas devoir y joindre, quel que soit le goût nous en ayons, les Contes du même auteur, non plus que nous n'avons mis sur cette liste les contes [sic] de Perrault ou de Mme Leprince de Beaumont.

Enfin, pour terminer, signalons deux grands romantiques étrangers, dont l'influence a été partout considérable, et qu'aujourd'hui il est presque impossible en France de se procurer : Jean-Paul et Mickiewicz, dont les Œuvres complètes devraient se trouver dans une bibliothèque comme la vôtre, Monsieur, dans laquelle, sans autre justification que leur immense valeur poétique, nous vous demandons encore de faire entrer une Bible et les Mille et une nuits (traduction Galland) ; le choix de cette traduction étant guidé par le fait que c'est en elle que dès l'enfance nous avons connu l'homme aux jambes d'ébène et la femme coupée en morceaux, et que par ailleurs la traduction Mardrus est, dans son ensemble, illisible. Cependant de ce dernier orientaliste nous vous signalerons la traduction de La Reine de Saba, poème prodigieux, dont on ne connaît pas assez la valeur.

Louis Aragon

André Breton

Février 1922

 

Bibliographie

André Breton, Lettres à Jacques Doucet, éd. Étienne-Alain Hubert, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 2016, p. 108-116.

 

Librairie Gallimard

Date de création01/02/1922
Notes bibliographiques

Neuf pages 27 × 21 cm chiffrées de I à IX, écrites au verso de neuf feuillets à en-tête imprimé : CONGRÈS DE PARIS / CONGRÈS INTERNATIONAL POUR LA DÉTERMINATION DES DIRECTIVES / ET LA DÉFENSE DE L’ESPRIT MODERNE / Secrétariat : 2, rue de Noisiel, Paris XVIe / Comité Organisateur / Georges AURIC / Compositeur / André BRETON / Directeur de « Littérature » / Robert DELAUNAY / Artiste- Peintre / Fernand LÉGER / Artiste- Peintre / Amédée OZENFANT / Directeur de « L’Esprit Nouveau » / Jean PAULHAN / Secrétaire général de / « La Nouvelle Revue Française » / Roger VITRAC / Directeur d’« Aventure ». — Preuve de la confiance généreuse de Doucet : le Congrès de Paris est domicilié à sa bibliothèque. La totalité du texte, y compris les deux noms d’auteurs en fin, est de la main de Breton.

Languesfrançais
Lieu d'origine
Bibliothèque

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris : BLJD7210-17

Dimensions21,00 x 27,00 cm
Crédit© Aube Breton, Gallimard 2016
Mots-clés,
CatégoriesCorrespondance, Lettres d'André Breton
Série[Correspondance] Lettres à Jacques Doucet
Lien permanenthttps://www.andrebreton.fr/fr/work/56600101001009
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Projet pour la bibliothèque de Jacques Doucet

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Louis Aragon, André Breton

Manuscrit autographe collectif, datant de 1922, sur papier à en-tête du café Certa, puis de Littérature.
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