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Descriptif

Lettre d'André Breton à Jacques Doucet, le 9 février 1921.

 

Transcription

Mercredi 9 février 1921.

Monsieur,

Je vous remercie encore, Monsieur, de m’offrir l’occasion d’exprimer ces choses. Soyez certain que vous m’êtes en ce moment d’un grand secours. Je vous prie d’agréer l’assurance de mon très profond respect j’ai regretté de ne pas vous avoir revu avant votre départ. Permettez-moi de vous dire que j’ai été heureux d’avoir avec vous cette conversation et que l’amitié que vous m’avez si simplement offerte m’est de plus en plus précieuse. Je crois aussi que vous nourrissez moins de préventions à mon égard depuis que vous savez que les affiches de Littérature ne répondaient pas à une intention outrageante. Je sais tout ce que cet « Umour » peut avoir de choquant (les deux pages incriminées auraient enchanté Jacques Vaché). Notre attitude, à Aragon et à moi, serait insupportable si nous témoignions moins d’égard aux autres qu’à nous-mêmes, ainsi que le font généralement les anarchistes. L’important est qu’un personnage comme Jacques Vaché, à qui incombe en grande partie la responsabilité du nouvel état d’esprit faisait aussi bon marché de son existence propre que de l’existence d’autrui. « Je serais ennuyé de mourir si jeune » m’écrivait-il du front en 1917 et cette phrase le peint mieux que je n’ai su le faire. Il y a dans cet aveu tout le scepticisme du monde. André Gide m’a copié sur une carte postale cet autre regret de Jacques Vaché : « Jamais je ne pourrai gagner tant de guerres. » Il est impossible que vous ne sentiez pas, Monsieur, ce qu’il y a de déchirant dans ces paroles, en même temps que de plaisant. C’est à cette double qualité que je distingue l’« umour » et je suis sûr qu’il ne va jamais sans beaucoup de cruauté. Au-delà du plan sentimental sur lequel je suis appelé à verser des larmes comme tout le monde, je me place à certains moments sur un terrain singulièrement inculte d’où la souffrance est bannie, sur lequel s’étend la domination des nerfs, et c’est là que vous m’avez surpris. Il est encore très difficile de parler de l’« umour », qui mérite de ne pas être confondu avec cette sorte de voltairianisme bien français qui me fait horreur. Je ne pense pas qu’il y ait chez nous inhibition de la sentimentalité, sans quoi nous ne serions pas poètes. L’« umour » résulte pour moi d’une lutte entre les facultés compatissantes la faculté de s’émouvoir et certains éléments hautains. Quel reproche fais-je à un homme comme Verlaine, sinon de manquer d’orgueil ? À cet égard Ducasse me donne toute satisfaction : les mesures qu’il a prises pour sauvegarder sa dignité, éclipse presque totale de l’homme devant l’œuvre, mépris absolu du rôle public, haine de l’asservissement, ne me laissent point à désirer. Pour moi, il est temps que l’homme cède la place à son propre héros.

Un de mes amis, Jacques Rigaut, me montrait dernièrement plusieurs pages ainsi rédigées :

Qu’est-ce qui n’est que Hamlet et Macbeth ? C’est Shakespeare.

Qu’est-ce qui n’est pas Valmont ?

C’est Laclos.

Qu’est-ce qui n’est pas Julien Sorel ?

C’est Stendhal.

Qu’est-ce qui n’est pas Nietzsche ?

C’est Nietzsche.

Qu’est-ce qui n’est pas Monsieur Teste ?

C’est Valéry.

Qu’est-ce qui n’est pas Lafcadio ? .C'est Gide. Etc.

 

Ces formules me semblent traduire heureusement mon idée. La critique est toujours portée à confondre l’œuvre et l’auteur et on l’en blâme généralement. Mais l’heure du dilettantisme est passée et j’espère que bientôt on aura renoncé à ce fâcheux compromis. Il n’y a rien, à mon avis, de plus lamentable que cette réponse de Gide : « J’écris, non pour agir, mais pour faire agir. »

C’est dans ce sens que je mets des hommes comme Rimbaud, Lautréamont et Vaché hors pair. Comme j’ai eu l’occasion de l’exprimer dans mon article « Pour Dada » paru l’année dernière dans la Nouvelle Revue Française, l’enfantillage littéraire n’a plus cours après eux. Ayant pris parfaitement conscience de ce qui constituait leur propre exception, ils ont repoussé toute idée d’adaptation, sacrifié leurs chances de bonheur, pour rester fidèles à la cause mystérieuse que seuls ils pouvaient servir.

Un préjugé règne aujourd’hui, qui donne au critérium « humain » une importance qu’on tend de plus en plus à refuser au critérium « beau ». On est simplement victime d’une nouvelle duperie et je ne sais de quel traditionalisme étroit ce point de vue est la dernière citadelle. Il n’y a pas de degrés dans « l’humanité » ou bien l’œuvre d’un Rimbaud serait inférieure à celle d’un poète chanteur montmartrois. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt ce par quoi il échappe à ce « type » humain dans lequel nous nous retrouvons tous. Au reste, n’importe quelle action est exemplaire et échapper, si peu que ce soit, à la règle psychologique équivaut à inventer de nouvelles manières de sentir. C’est ici que la poésie proprement dite (dont je ne médis pas et que je place peut-être au-dessus de tout le reste : elle dispose de ressources merveilleuses qui ne sont pas près de s’épuiser) donne la main à la philosophie. On croit communément que le sens de ce que nous écrivons nous préoccupe moins que jamais, alors qu’au contraire nous estimons que les déclarations amoureuses de Ronsard ou les dissertations morales de Racine sont toujours indignes de l’expression admirable qu’elles empruntent. Nous tentons peut-être de restituer le fond à la forme et pour cela nous nous efforçons de dépasser d’abord l’utilité pratique. Nous n’avons derrière nous, en poésie, guère que des pièces de circonstance. Le sens n’a pas à être inclus dans une œuvre, c’est à l’œuvre de prendre un sens par rapport à ce qui l’entoure.

Je me permets, Monsieur, de vous signaler deux ouvrages que je considère comme importants, à différents égards, et que peut-être vous ne connaissez pas : le premier, l’œuvre d’Alphonse Rabbe, révèle une des figures les plus nobles et les plus dédaigneuses de l’époque romantique. « La note éternelle, le style éternel et cosmopolite, Chateaubriand, Alph. Rabbe, Edgar Poe » écrit Baudelaire dans ses Journaux intimes. L’auteur des « Fleurs du Mal » lui doit beaucoup, il n’a pas craint d’emprunter à Rabbe son ton (des pièces comme « Recueillement » ne le font pas complètement oublier.)

« Souffre, mon âme, souffre, écrit Rabbe, nous avançons et bientôt le voyage s’achève, etc. » et parlant de la vie : « Nous avons traversé ce bois de voleurs, où des scélérats à nobles dénominations, pompeusement déguisés, jouaient, pour leur plaisir, un drame tragique et burlesque, mêlé de pleurs et de chants, de vêtements d’or, de manteaux d’écarlate au milieu de haillons souillés de fange et des lambeaux du deuil réuni à la misère. » (Intérêt historique surtout.)

Œuvres posthumes d’Alphonse Rabbe, précédées d’une pièce de vers par Victor Hugo, et d’une notice biographique, 2 volumes : Librairie de Dumont, 88 Palais Royal, au Salon Littéraire, Paris, 1836. (Aucune réédition. Rabbe n’a publié aucun ouvrage littéraire de son vivant.)

Le second ouvrage que je me permets de vous recommander est moderne. L’auteur, Raymond Roussel, habite actuellement Tahiti. Son livre « Impressions d’Afrique » me semble participer des recherches idées poétiques les plus récentes et tenir une place estimable dans le domaine de l’imagination. Je ne pense pas que ce roman soit un chef d’œuvre (la forme est assez vulgaire) mais la pensée en est vraiment curieuse et la fantaisie y prend un aspect constructeur, architectural, des plus rares. C’est de ce livre qu’a été tirée la pièce jouée, je crois, en 1913 au théâtre des Arts dont la principale interprète ne consentait à supporter l’accueil qu’au prix d’une perle offerte par l’auteur avant chaque représentation.

Raymond Roussel : Impressions d’Afrique (Lemerre, éd.)

Je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments respectueux et dévoués.

André Breton

 

Bibliographie

André Breton, Lettres à Jacques Doucet, éd. Étienne-Alain Hubert, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 2016, p. 80-85.

 

Librairie Gallimard

Date de création09/02/1921
Notes bibliographiques

Quatre pages chiffrées de I à IV sur quatre feuillets (deux feuillets lignés 27,5 × 20 cm et deux feuillets 21 × 27 cm). Encre violette et bleue.

 

Languesfrançais
Bibliothèque

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris : BLJD 7210-8

Dimensions21,00 x 27,00 cm
Crédit© Aube Breton, Gallimard 2016
Mots-clés,
CatégoriesCorrespondance, Lettres d'André Breton
Série[Correspondance] Lettres à Jacques Doucet
Lien permanenthttps://www.andrebreton.fr/fr/work/56600101001000