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Descriptif

Lettre d'André Breton à Jacques Doucet, datée du 24 janvier 1921 (sans adresse).

Une lettre de jeunesse où le goût très sûr de Breton, déjà conseiller en achats de tableaux de Doucet, s'affirme : en rupture avec le néo-classicisme, il cite déjà ceux qui seront des sujets du Surréalisme et la Peinture  : Picasso, Derain et s'interroge sur l'existence ou non d'un certain Esprit nouveau apollinarien... [Site André Breton, 2021]

 

Transcription

Lundi 25 janvier 1921

Monsieur,

toutes sortes d’ennuis m’ont empêché la semaine dernière de vous écrire la seconde lettre annoncée. Je ne me trouvais pas dans un assez bon état d’esprit pour que vous vous plaisiez à mes propos. Permettez-moi d’ajouter que je pense à vous comme à quelqu’un de cher avec qui je ne puis souffrir d’être trop au-dessous de moi-même.

J’ai visité hier le salon des Indépendants qui, cette fois encore, ne m’a pas donné grande révélation. Il est vrai que depuis longtemps je fais passer le talent individuel après l’esprit collectif et qu’à un autre point de vue il y aurait ici matière à controverses. Mais, qu’on discute des mérites comparés des quatre Enlèvements d’Europe qu’ont signés MM. Lhote, Favory et je ne sais trop quels autres ou de la nouvelle manière de Mlle Maria Blanchard, je prends une attitude indifférente. J’ai toujours craint de devenir connaisseur en art et je m’éloigne dès que j’entends parler de polytonie ou de construction. Ce n’est pas à dire que j’aime la « peinture directe » et je me souviens que l’année dernière, étant entré pour le plaisir de quelqu’un aux Artistes français, je ne différais guère du visiteur ordinaire des salons d’avant-garde. J’étais à demi inquiet, à demi fâché et je parcourais les salles à grands pas en répétant : « Mais c’est idiot. Je n’y comprends rien, etc. » Je garde au contraire de ma promenade d’hier une impression réconfortante. Il est fort peu de tableaux où n’apparaisse un désir de scandale (car ce qui est à considérer est moins l’intention avouée du peintre que la réaction du spectateur non prévenu). Je sais tout ce qu’on peut dire contre : c’est en toute innocence ou à très juste raison que l’artiste choque ses contemporains. Il n’y a rien de si austère que la théorie du cubisme, par exemple. N’empêche que les adeptes de cette théorie ne se sont pas toujours pris au sérieux et que si aujourd’hui le très mauvais peintre qu’est M. André Lhote passe pour un des chefs de l’école néo-classique, Picasso, Matisse et Derain ont dû autrefois s’amuser. J’admets que le public ne sache absolument où donner de la tête et qu’il est toujours prêt à abuser de ce « bon sens » qu’on lui octroie si imprudemment pour toute qualité. Il est impossible néanmoins que le malentendu ne soit pas plus complet que la critique nous le fait croire. De même qu’on a fort bien dit qu’entre les sensations probables d’un aéronaute et celles que j’éprouve en m’élevant en ballon il existe une différence, je crois qu’entre l’esprit du cubisme et les réalisations du cubisme il y aura toujours un fossé que je considère. (Je m’appuie ici plutôt sur le cubisme que sur le dadaïsme pour ne pas être gêné par l’idée de la contradiction.)

Il serait temps qu’un critique vraiment sagace (nous en manquons et, du reste, il mécontenterait tout le monde) essaye d’apercevoir ce qui se cache sous l’étiquette Esprit Nouveau. La question est d’abord de savoir si l’appellation correspond à une réalité, ce qui ne fait pour moi aucun doute. Le malheur est que cela sert à couvrir les entreprises les plus diverses et même les plus opposées (mais elles ne sont pas si opposées que la logique nous le dit). Certes la vague religiosité que désignait Apollinaire n’est pas tout-à-fait ce que nous entendons aujourd’hui par Esprit Nouveau et l’espèce d’impressionnisme que Max Jacob et lui nous présentent comme le dernier mot de cet esprit ne nous satisfait pas. L’« Umour » de Jacques Vaché lui-même ne constitue pas tout l’esprit nouveau. On commence à voir ce qu’il y entre de relativisme sous l’influence d’Einstein, de subjectivisme sous l’influence de Freud. Mais il est très difficile de découvrir le facteur dominant, à plus forte raison de justifier l’importance qu’il a prise. Il ne m’appartient pas de mettre chaque chose à sa place, de rechercher des origines et prévoir des conséquences. Par bonheur l’idée est encore en pleine formation et le mystère qui l’entoure est un précieux excitant. Je crois que l’effort devrait avant tout porter sur l’analyse de la notion nouvelle et de l’estimation de sa valeur. Naturellement nous ignorons si, à d’autres époques, des courants de pensée analogues ne se sont pas manifestés. J’avoue que pour moi des mots comme Renaissance sont médiocrement évocateurs. Il serait aussi intéressant de savoir pourquoi les témoignages qui nous viennent du passé portent sur des faits d’un tout autre ordre. Aussi bien cette constatation n’est‑elle pas rédhibitoire. Nous retenons des dates de batailles, des légendes qui nous montrent occupés du temps de la façon la plus vulgaire. Quant à nous attacher aux modes, par exemple, nous le jugerions vain et nous avons même des axiomes pour faire entendre que seul compte pour nous ce qui reste (comme si nous devions rester) — De là la fameuse séparation des œuvres et des hommes. Une fois pour toutes on a dressé une carte sur laquelle figurent quelques points qui sont des repères insuffisants dès qu’il s’agit de voyager. Il est assurément commode d’affirmer que ce sont des hommes comme Voltaire et Rousseau qui ont amené la Révolution Française, mais ceux qui se contentent de tels aperçus me semblent naïfs. Je pense que l’étude des courants intellectuels serait autrement profitable ; c’est pourquoi je m’applique à comprendre les effets de celui qui est sensible aujourd’hui. J’ai entendu déclarer que cela ne méritait pas de fixer l’attention, la curiosité que nous en avons ne pouvant être que de mauvais aloi et le siège de l’intérêt que nous inspirent les phénomènes proprement modernes résidant « dans les parties basses ». Selon toute vraisemblance, nous n’avons affaire ici qu’au pire préjugé. Il y a en tout cas prétexte à un nombre infini de recherches et nul ne peut dire a priori ce qu’il en résultera.

Je m’excuse, Monsieur, de ces généralités mais il est des mots que je ne puis me résoudre à employer sans beaucoup de précautions, car ils desservent aujourd’hui des pensées médiocres. J’essaierai prochainement de vous dire avec clarté ce qui constitue pour moi cet Esprit Nouveau dont nous parlons et j’aurai plaisir à apprendre si je suis d’accord avec vous.

Je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments respectueux et dévoués.

André Breton

 

Bibliographie

André Breton, Lettres à Jacques Doucet, éd. Étienne-Alain Hubert, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 2016, p. 70-74.

 

Librairie Gallimard

Date de création24/01/1921
Notes bibliographiques

Ms, encre bleue -  Quatre pages chiffrées de I à IV sur quatre feuillets 27 × 21 cm. D'après Étienne-Alain Hubert, la lettre indique fautivement « 24 janvier », au lieu de 25 janvier.

Languesfrançais
Bibliothèque

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris : BLJD 7210-5

Dimensions21,00 x 27,00 cm
Nombre de pages4
Crédit© Aube Breton, Gallimard 2016
Mots-clés, , ,
CatégoriesCorrespondance, Lettres d'André Breton
Série[Correspondance] Lettres à Jacques Doucet
Lien permanenthttps://www.andrebreton.fr/fr/work/56600101000997