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Descriptif

Lettre d'André Breton à sa fille Aube, de Saint-Cirq-La-Popie, le 29 juillet 1952.

 

Transcription

Mardi 29 juillet 1952

Enfin ce matin, ma petite Aube, ta lettre et ta carte. Ah ! je l’aurai assez cherché dans ma mémoire, ce nom d’Eugène Gazagnaire mais il s’était bel et bien effacé : il est bizarre et difficile, d’ailleurs.

Finissons-en tout de suite avec ces notes. Oui, il est surprenant qu’on t’ait notée au-dessous de la moyenne en composition française (tu m’annonces bien ta dissertation, mais tu as oublié de la joindre à ta lettre) et que cette moyenne, tu l’aies obtenue tout juste en langue vivante : il est probable que c’est là aussi l’orthographe qui a joué contre toi, il y a une certaine espèce de fautes qui indispose les examinateurs. Aussi aurais-tu tort de trop compter, en octobre, prendre ta revanche en ces deux matières. Tu vois aussi bien que moi que c’est la note de mathématiques qui a entraîné l’échec : c’est donc malheureusement là-dessus que tout ton effort doit porter.

Nous sommes heureux de toutes les belles nouvelles que tu nous donnes de Cannes et que la joie soit autour de toi.

En ce qui nous concerne, Elisa et moi, il faut convenir que St-Cirq ne nous a pas trop bien réussi cette année. Sans parler de la trop grande chaleur qui a été générale, le village a été longtemps assez vide, nous n’avons eu aucune occasion de circuler un peu en voiture, ce à quoi Jacques et Suzanne nous avaient trop bien habitués l’année dernière et surtout, je ne sais pourquoi, nous avons passé des nuits presque toutes extrêmement agitées (insomnie ou cauchemar). Tu te souviens peut-être que toi-même, il y a deux ans, n’y échappais pas. Cela finit par être un peu angoissant. Il y a sept ou huit jours que notre ami Adrien Dax, de Toulouse , est venu s’installer à l'Auberge avec sa femme et sa petite fille de huit ans, ce qui a ramené quelque animation, et une lettre d’Heisler annonce pour vendredi prochain son arrivée, celles de Drahomira, de Toyen, de Roger, Doumayrou et Goldfayn. Je ne sais combien de jours nous pourrons passer ensemble, en raison de ce que je t’ai dit déjà (à moins que je n’obtienne du Sagittaire une nouvelle avance sur mes droits d’auteur, qui nous permettrait d’attendre ici la fin d’août, ou presque).

J’ai, de plus, ici, une histoire de tous les diables. Figure-toi que, jeudi dernier, nous nous rendons avec les Dax à Cabrerets dans l’intention de visiter la grotte qui présente de nombreux dessins préhistoriques. Tu sais que j’ai toujours eu des doutes sur l’authenticité d’une partie de ces dessins qui remonteraient à 30 000 ans et sont d’une fraîcheur et d’une fragilité bien singulières. Le guide commençait à peine ses explications devant ce qu’il nommait « la chapelle des mammouths » et j’étais déjà agacé par ce mot de chapelle introduit là de manière absolument tendancieuse quand je portai le doigt sur une des lignes tracées sur la paroi, pour voir si un enduit calcaire la recouvrait. C’est à ce moment que le guide, furibond, m’asséna sur la main un violent coup de bâton. Comme de juste, une très violente dispute s’ensuivit, au cours de laquelle je remis le pouce au même endroit et frottai légèrement, assez toutefois pour constater que la ligne s’effaçait comme un simple trait de fusain, me laissant toute sa poussière au doigt. Le guide, qui se donna alors pour le concessionnaire de la grotte et dont je devais apprendre peu après qu’il n’était autre qu’un député M.R.P. (c’est-à-dire catholique) du Lot , fit immédiatement appeler la police mais les gendarmes arrivèrent trop tard : nous étions déjà partis, non sans que j’aie corrigé à coups de poing le personnage en question, qui me traitait de « lâche » entre autres choses. Hier j’ai reçu ici la visite d’un gendarme qui m’a donné lecture de la plainte déposée contre moi par cet individu, qui me poursuit en dommages et intérêts pour dégradation de dessin figurant une trompe de mammouth : tu imagines ! Comme cette grotte de Cabrerets est une des grandes attractions touristiques du département et que le plaignant est député et intéressé à l’exploitation (200 F l’entrée) de ce prétendu sanctuaire, je ne suis pas sans inquiétudes sur les suites de l’affaire : ma consolation est de l’avoir littéralement roué de coups (mon poing en est encore tout meurtri).

Voilà, mon petit chéri, toutes les nouvelles. Dis-nous bien d’autres choses, on t’en prie. Distribue au bon vent des fleurs mes pensées autour de ceux et celles qui t’entourent, selon ce que tu sais qu’ils (ou elles) veulent bien en garder et en retenir. Toi seule peux savoir. Avec toute ma tendresse.

André

 

Bibliographie

André Breton (éd. Jean-Michel Goutier), Lettres à Aube, Paris, Gallimard, 2009, p. 67 à 69

Librairie Gallimard

Date de création29/07/1952
Date du cachet de la Poste29/07/1952
Adresse de destination
ProvenanceSaint-Cirq-Lapopie, Lot
Lieu d'origine
Bibliothèque

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris : Ms Ms 41363_65

Modalité d'entrée dans les collections publiquesDon Aube et Oona Elléouët à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, Paris, 2003
Crédit© Aube Breton, Gallimard 2009
Référence19004942
Mots-clés, ,
CatégoriesCorrespondance, Lettres d'André Breton
Série[Correspondance] Lettres à Aube
Lien permanenthttps://www.andrebreton.fr/fr/work/56600101000107
Lieu d'origine
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