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Le Mur de l'Atelier

Mur Breton

Objet divers

Auteur

Auteur André Breton
Texte de Didier Ottinger

Descriptif

« Et d'ailleurs la signification propre d'une œuvre n'est-elle pas, non celle qu'on croit lui donner, mais celle qu'elle est susceptible de prendre par rapport à ce qui l'entoure 1 ? »

Un os de baleine gravé, une boîte de cigales momifiées, une amulette égyptienne, un masque Tatanua, un oursin fossilisé, une peinture de Joan Miró, une poupée maya, les pierres du lit d'une rivière, un tableau de Francis Picabia, un masque iroquois, une boîte de papillons… L'ensemble, composé en fonction d'un étrange caprice, d'un ordre paradoxal, qui tresse les souvenirs personnels et le respect qui est dû aux puissances occultes, aux lois du magnétisme, aux surprises du hasard. Le « mur » d'André Breton, comme un défi lancé au musée d'art moderne, comme le cœur, encore chaud, d'un réacteur à très haute énergie.

 

I. Un autoportrait

Le « mur » d’André Breton, tel que nous le connaissons, est une construction postérieure à la Seconde Guerre mondiale. Aucun document n’en évoque la trace dans l’appartement où le poète avait emménagé le 1er janvier, au quatrième étage de l’immeuble du 42 de la rue Fontaine, dans le neuvième arrondissement de Paris. Ses premières photographies datent de 1960. Elles illustrent le récit d’une visite que fait Alain Jouffroy de l’appartement de Breton 2. Ces photos, réalisées par Sabine Weiss, ont été prises dans l’appartement du troisième étage qu’habite Breton, dans le même immeuble, après 1949. Un déménagement que justifie la nécessité à laquelle doit faire face Breton de disposer d’une chambre supplémentaire pour accueillir sa fille Aube, de retour des États-Unis.

Ces premières photographies du « mur » témoignent de sa plasticité. On le voit dépourvu des boucliers de Papouasie et de Nouvelle-Guinée. Le tableau de Picabia (Le Double Monde, 1929) apparaît à la droite de la Tête (1927) de Miró.

La datation de certains objets qui entrent dans la composition du « mur » confirme que sa forme actuelle date, au mieux, du milieu des années 1950. L’œuvre de Jean Degottex (Pollen noir) qui le couronne, celle de René Duvillier (Fleur d’écume) ont été peintes en 1955. Une pierre (Souvenir du paradis terrestre) est datée, par Breton lui-même, de 1953.

Les objets qui composent le « mur » cartographient les voyages accomplis par Breton. Jacqueline Lamba se souvient qu’en 1938, au terme d’un séjour au Mexique, ses bagages étaient lourds des masques, poteries, cadres décorés, poupées, sifflets, ex-voto, crânes en sucre, boîtes en bois, et autres objets de l’art populaire mexicain, acquis par André Breton. Aux États-Unis, pendant la guerre, un autre de ses compagnons de voyage, Claude Lévi-Strauss, se souvient qu’il fréquentait avec lui le magasin d’antiquités de Julius Carlebach, spécialiste des objets d’art primitif, des poupées katchinas, des masques esquimaux, des sculptures de la côte nord du Pacifique 3.

Le « mur » résume l’histoire du surréalisme. Les trois peintures qui le couronnent rappellent les trois phases esthétiques du mouvement. Le Double Monde de Picabia (1919) en rappelle la « préhistoire » dadaïste. Miró, qualifié par Breton en 1925 de « plus surréaliste de nous tous 4 », témoigne de son épanouissement. Le Pollen noir de Degottex (1955) la réinterprétation de l’automatisme par la peinture surréaliste d’après-guerre.

Les familiers du surréalisme et de ses icônes ne manqueront pas de rechercher la femme qui se cache dans cette forêt de symboles et d’objets. En son centre géométrique, ils découvriront sans peine une photographie d’Elisa, la dernière des compagnes de Breton.

Les chercheurs en généalogie se plairont, eux, à rapprocher les descriptions de l’atelier de Breton avec celles qu’il a lui-même données de l’antre de Guillaume Apollinaire. « On s’y faufile entre des rayons de livres, des rangées de fétiches africains et océaniens, des tableaux de l’espèce alors la plus révolutionnaire…, comme autant de voiles cinglantes vers les plus aventureux horizons de l’esprit 5. »

Comme en écho à ces lignes, James Lord décrit l’atelier d’André Breton : « Je me suis rarement trouvé dans un lieu aussi extraordinaire. La pièce est assez grande avec une haute baie vitrée à une extrémité. Elle est littéralement bourrée d’une profusion étonnante d’objets hétéroclites, de tableaux, sculptures, montages, etc. Je n’ai jamais vu tant de choses entassées dans un espace aussi limité. Et cependant cela compose étrangement un tout, ce qui est bien le plus surprenant 6. »

 

II. Une construction-manifeste

Dans le troisième numéro de La Révolution surréaliste 7, Pierre Naville affirmait que ne saurait exister de peinture surréaliste. Tout en elle s’oppose aux valeurs révolutionnaires et collectives du mouvement. La peinture est condamnée à pérenniser le fantasme du génie, celui d’une création égoïste. Sa nature matérielle la condamne à un usage privé, la prédispose à en faire l’objet fétichisé de toutes les spéculations. André Breton a aussitôt tenu à tempérer la virulence des anathèmes de Naville. Pour en réfuter les arguments, il a presque aussitôt entrepris la rédaction de son Surréalisme et la peinture. Au-delà de leur cible désignée (la peinture), les attaques de Naville exprimaient une suspicion durable du surréalisme à l’endroit d’une conception occidentale et moderne de l’œuvre d’art, que la peinture avait finie par incarner. Les appels répétés à un art collectif, le modèle allégué de l’art extra-européen pérennisent la suspicion initiée par Naville. Son écho est encore audible dans le « mur » de Breton. Elle en fait un objet subversif, le contrepoint critique des valeurs en cours dans nos musées. Breton a résumé, sous le terme complexe et hautement ambigu, de « magique », son projet critique et programmatique, visant à redéfinir l’œuvre d’art. L’usage récurrent qu’en fait Breton après-guerre lui a valu nombre de procès en sorcellerie, a fait peser sur lui un soupçon tenace d’obscurantisme.

Ces procès d’intention négligeaient que, pour Breton lui-même, l’Art magique était hautement problématique. Plusieurs années s’écoulent entre ses premières ébauches et la publication définitive de l’ouvrage (qu’il rédige conjointement avec Gérard Legrand). Une période durant laquelle il se débat avec une « magie » qu’il veut utiliser pour sa valeur critique, sa vertu d’opposition dialectique à un rationalisme qu’il juge étouffant, mais dont il tient à dissiper les effluves de superstition. Une anecdote éclaire l’attitude de Breton face à cette « magie ». En 1934, il soumet à Roger Caillois et à Jacques Lacan le cas de « haricots sauteurs » mexicains. Les fèves s’agitent sur la table, s’animent de mouvements désordonnés. Les réactions qu’inspire leur spectacle définissent des positions tranchées.

Tenant d’une ligne « scientifique », Caillois préconise une autopsie des haricots. Breton, qui déclare préférer jouir du mystère plutôt que de le dissiper en en recherchant la cause, s’oppose résolument à cette dissection. Caillois finit par reprocher à Breton d’opter « décidément » pour le « parti de l’intuition, de la poésie, de l’art, – et de leurs privilèges 8 ». Cette opposition de points de vue conduit à une rupture irrémédiable entre les deux hommes.

Fallait-il en arriver là ? Les difficultés rencontrées par Breton lors de la rédaction de son Art magique plaide en faveur de la subtilité de son approche du problème considéré. La « magie » n’a pour lui qu’une « valeur d’usage ». Elle est un outil polémique aux multiples facettes. Une œuvre n’acquiert de dimension « magique » dès lors que son sens prime, excède, s’oppose, à sa finalité « formelle », à son accomplissement dans le registre du « beau ». L’œuvre « magique » n’est ni spécialement « belle », ni non plus spécialement « vraie ». Évoquant les objets et les œuvres qu’il rapproche dans son ouvrage, Breton précise : « Envisagées sous l’angle du beau, les œuvres dont il s’agit présentent, bien entendu, des mérites très variables 9. » Là où le musée s’attache aux œuvres « uniques », valorise leur authenticité, Breton n’hésite pas à incorporer dans son « mur » des babioles pour touristes 10.

Le musée célèbre le culte de l’individu, il valorise le génie solitaire, l’aventure téméraire d’avant-gardes qui n’ont pas craint de remettre en cause les valeurs communes. L’art « magique » affirme les mérites d’une action, d’une poésie collective. Si le terme n’était pas sujet à tant de malentendus (y compris pour le surréalisme lui-même), « religieux » remplacerait avantageusement « magique » pour qualifier l’art promu par André Breton. Le projet moderne se confond avec un processus laïque, avec un formalisme qui conduit à l’autonomie de l’art. « L’art magique », au contraire, fait de l’œuvre un pont entre les différents degrés d’un cosmos unifié. Déclarant que « nous sommes en relation avec toutes les parties de l’univers », Novalis – que cite André Breton – définit le rôle de l’art, chargé de relier les choses entre elles pour affirmer la continuité du monde. Breton, à l’intérieur de son « mur », rêvé comme un microcosme, tisse une toile de sens et d’accords complexes. Traquer les œuvres, les objets capables de relier réel et imaginaire, est le but d’une collecte qui conduit Breton à ramasser les cailloux du lit du Lot pour en faire un « Souvenir du paradis terrestre ».

« Religieuse », l’œuvre magique l’est aussi en ce qu’elle puise à un fond de valeurs universelles. Une source à laquelle puise le « naïf » comme le « fou », le sorcier ou le shaman.

Au sein du musée, ce temple de la culture, le « mur » exalte les vertus de l’ignorance et de la déraison. Un tableau du Douanier Rousseau (Nature morte aux cerises, vers 1907) est, symptomatiquement, placé au centre exact de sa composition. Dans L’Art magique, Breton loue « la "simplicité" de Rousseau [le Douanier], qui le défendait contre les prohibitions sur lesquelles nous sommes communément appelés à nous modeler, l’avait rendu à cet état primitif de "fils du soleil" que Rimbaud et Lautréamont n’avaient pu espérer retrouver qu’au prix de la révolte intégrale et que Gauguin – plus naïvement peut-être – était allé quêter auprès des Polynésiens.11 »

Le « naïf », le « fou », ou le shaman rapportent, de leur plongée dans un fond « commun à tous les hommes 12 », une matière poétique qu’ils offrent en partage à leur communauté sous la forme d’une mythologie. André Breton fait de cette quête mythique l’objectif principal du surréalisme d’après-guerre. Après celle de New York (First Papers of Surrealism, 1942), l’exposition qu’il organise à Paris en 1947, à la galerie Maeght, s’articule autour d’une salle ornée de douze « autels » consacrés à « un être, une catégorie d’êtres ou un objet susceptible d’être doué de vie mythique ».

Parmi les objets collectionnés par Breton, ceux originaires d’Océanie rassemblent au plus haut point les qualités propres à un art « magique » : celles d’une création sans contrainte, d’un art « collectif » et mythique. Promu « …un des grands éclusiers de notre cœur 13 », l’art d’Océanie est, par excellence, celui du « merveilleux, avec tout ce qu’il suppose de surprise, de faste et de vue fulgurante sur autre chose que ce que nous pouvons connaître, [qui] n’a jamais, dans l’art plastique, connu les triomphes qu’il marque avec de tels objets 14 ». Leur nombre au sein du mur (soixante-dix-neuf) témoigne de leur prééminence au sein du panthéon poétique surréaliste.

Il faut voir dans la présence majoritaire d’œuvres « primitives », océaniennes, amérindiennes et africaines dans le « mur », le signe d’une remise en cause radicale des valeurs, non seulement esthétiques, mais également culturelles – au sens large – de l’Occident moderne. Les caricatures dans lesquelles certains ont trop souvent voulu enfermer Breton négligent la dimension rhétorique, dialectique de ses modèles poétiques ou politiques. Les excès, les aveuglements auxquels il a pu céder, avec plus ou moins de complaisance, étaient, somme toute, proportionnés à ceux des forces qu’il entendait combattre.

Si le « mur », par sa forme et son contenu, apparaît si farouchement opposé aux valeurs fondatrices de la culture d’Occident, c’est que, rarement autant que dans la France d’après-guerre où Breton lui donne forme, les puissances de l’impérialisme culturel, celles de l’abêtissement des masses par une culture frelatée et consumériste, n’étaient apparues aussi menaçantes.

« Le développement de la civilisation et le progrès incessant des techniques n’ont pu totalement extirper de l’âme humaine l’espoir de résoudre l’énigme du monde et de détourner à son profit les forces qui le gouvernent. 15 » Dans les décennies à venir, l’historicisation du « mur » d’André Breton rappellera qu’il fut contemporain des guerres coloniales, de l’invention de la télévision et du supermarché.

 

III. Le Mur comme un champ magnétique

Signe ascendant, que rédige André Breton en 1947, résume sa conception de l’image. Le texte, à plusieurs reprises, exprime son aversion du mot donc, qualifié de « mot le plus haïssable ». Donc induit une conséquence, conduit à une conclusion, s’impose comme le lubrifiant le plus performant d’une démonstration. Donc remplit le vide qui, sur les cimaises d’un musée, sépare une œuvre de sa voisine, comble l’espace entre un objet et ceux qui l’environnent. Dans les salles du musée, chaque œuvre annonce celle qui la suit. Le donc qui les rend solidaires est tout de filiation, de généalogie (œuvres d’un même artiste, d’une même école stylistique, d’un même mouvement…). Œuvre après œuvre, le musée déroule le long ruban d’une Histoire, légitimée par sa « scientificité ». André Breton conteste une telle vision de l’art, qui tend à transformer les œuvres en jalons, en documents qui illustrent la marche d’un « progrès ». Le « mur » est le déni cinglant d’une telle conception de l’art. À la science, il oppose l’arbitraire poétique. Au cœur du temple du donc, il fait l’apologie du comme : « Le mot le plus exaltant dont nous disposons », déclare Breton dans Signe ascendant 16.

Le comme surréaliste défie son sens commun. Plutôt qu’un opérateur de comparaison, il souligne un écart, une dissemblance. Il est l’agent d’une polarisation des termes, des objets qu’il rapproche. Il magnétise l’espace que parcourt bientôt une gerbe d’étincelles, l’arc électrique d’une relation qui défie la raison.

Une gorge comme une armoire, des dents comme un troupeau de brebis. (Note : exemples tirés des citations utilisées par Breton pour illustrer son esthétique du comme. « Ta gorge triomphante est une belle armoire » de Charles Baudelaire ; « Tes dents sont comme un troupeau de brebis remontant du lavoir », Cantique des cantiques.)

La première « étincelle » du comme date de 1913. Dans la livraison d’avril de sa revue Nord-Sud, Pierre Reverdy rend compte d’un échange qu’il vient d’avoir avec André Breton : « L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointaines et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique…17 »

Six ans plus tard, l’« étincelle » réapparaît sous la plume de Paul Valéry qui réagit à l’envoi par Breton de son Mont de piété : « Monsieur V […] est étonnamment content de votre volume, qui l’eût dit ? Devient-il fou comme ces jeunes gens de Littérature ? Mais figurez-vous qu’il se trouve très à l’aise et très ressemblant entre le pôle Mallarmé et le pôle Rimbaud de votre univers. Le fait des comparaisons. Il se voit l’homme qui ferme la chaîne des électricités, et tend le doigt tout chargé vers l’autre corps, avec attente des étincelles.18 »

André Breton reprend à son compte l’image de l’« étincelle » dans le texte qu’il rédige en 1921 pour l’exposition des collages de Max Ernst (présentés à la librairie parisienne du Sans pareil). Ces collages possèdent pour lui cette « faculté merveilleuse […] d’atteindre deux réalités distantes et de leur rapprochement de tirer une étincelle 19 ».

Ce scintillement devient l’identifiant des œuvres surréalistes. Les œuvres de Giorgio De Chirico sont parmi les premières à exploser en gerbe d’étincelles 20. Juxtaposant les formes emblématiques de la culture classique (arcades, bâtiments romains) et les symboles de la modernité (locomotives, gares…), ou faisant se télescoper des objets hétéroclites (le gant de caoutchouc et une copie de sculpture antique du Chant d’amour), ses peintures créent « certaines combinaisons imprévues pouvant réveiller en nous un sentiment inconnu de joie et de surprise 21 ». Les Chants magnétiques voudront ressembler, eux aussi, à des générateurs d’arcs électriques. Rédigé à deux mains (celles d’André Breton et de Philippe Soupault), le texte juxtapose des phrases incohérentes, croise les subjectivités ; ils défient les paratonnerres qu’érige la raison.

En 1965 encore, à l’occasion de l’exposition L’Écart absolu, Breton traque l’apparition d’une telle étincelle : « harmonie des tensions opposées…, comme celles de l’arc et de la lyre selon Héraclite. La poésie est à ce prix, quand l’esprit jette un pont entre les extrêmes par l’analogie.22 »

« Étincelle », « écart absolu » sont les seules lois auxquelles répond le « mur » d’André Breton. Le hasard de son ordre le dispute à une nécessité poétique qui ne peut être qu’arbitraire. Similitudes et dissemblances transforment le « mur » en un vaste champ magnétique.

Les os d’un géant, les fragments d’une momie, un chat à deux têtes, des pierres de Bezoard, un concombre de mer, une pierre, des vases, des gravures, un thermomètre, seize petits tableaux en miniature… composent le « cabinet » de curiosités de Pierre Borel (1620-1671), médecin de Castres. De semblables collections existent dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles, par « centaines, sinon par milliers 23 ». Elles témoignent de l’irruption de savoirs occultes dans la culture officielle, de l’avènement d’une « science curieuse », jusque-là contenus par l’autorité de la Théologie. Christophe Pomian rappelle que les « cabinets de curiosités » tiennent leur nom, moins de la nature des objets qu’ils referment que de la « science » qui en détermine et le contenu, et le sens. La « science curieuse » tisse, entre toutes choses, un réseau d’analogies, de correspondances, de similitudes permettant de passer du visible à l’invisible. Elle fait du cabinet de curiosités un monde en miniature, à l’intérieur duquel chaque objet est en relation avec les autres selon des affinités d’origine, de matière, de structure. L’essor du rationalisme devait condamner l’âge éphémère de la « curiosité ». Montaigne la voit « vicieuse partout 24 » Pour Pascal, « la curiosité n’est que vanité 25 ». Au nom de la « Méthode », celle d’une connaissance rationnelle, Descartes la combat. Dans sa Recherche de la vérité, il fait dialoguer l’adepte de la « curiosité » et celui de la science nouvelle. Épistémon incarne la première, il se passionne pour « les artifices des hommes, les spectres, les illusions et bref tous les effets merveilleux qui s’attribuent à la magie 26 ». Son interlocuteur Eudoxe représente la science moderne dans sa version cartésienne. Les arguments qu’ils échangent opposent la règle à l’arbitraire, l’ordinaire à l’étrange, la certitude au doute, la rationalité à la passion.

L’opposition entre science et « curiosité » annonce en bien des points le dialogue qu’instaure le « mur » de Breton avec le musée d’art moderne. Les similitudes que présente l’atelier de Breton avec les Kunst und Wunderkammer en exemplifient le contenu d’étrangeté, en soulignent les liens avec le doute (la non-connaissance revendiquée) et la passion.

On l’a vu, les pincettes avec lesquelles Breton manie la notion de « magie » montre à quel point son invocation des forces de l’irrationnel est toujours à considérer dans sa dimension rhétorique. Son « cabinet de curiosités » n’a rien du microcosme de Pierre Borel. Fils, à son corps défendant, de l’âge moderne, le « mur », l’atelier de Breton a dû renoncer à son rêve cosmologique, au profit de l’exploration d’une subjectivité, devenue le Graal de l’artiste moderne. Marcel Duchamp fait ici figure de pionnier. Sa Boîte-en-valise, son « musée portatif », annonce la moderne « curiosité de soi ». Son contenu hétéroclite (un urinoir miniature, une house de machine à écrire, des dessins, une fenêtre occultée de panneaux de cuir lustré…) signe le passage de la Wunderkammer du cosmologique au subjectif. Après Joseph Cornell, une nouvelle génération d’artistes compose, elle aussi, leurs musées égotistes. En voyage en Italie en 1952, Robert Rauschenberg assemble les Thirty Scatole Personali [Trente boîtes personnelles], remplies d’os d’animaux, d’insectes, de plumes, de pierres, de coquillages, de brindilles, de miroirs, de pièces d’horlogerie. L’ensemble forme un petit monde autobiographique. À la fin des années 1950, c’est George Brecht qui place, dans les casiers de son Cabinet (1959), une loupe, deux tasses en porcelaine, un yo-yo, une bouteille remplie d’un liquide rose, une cloche, un coquetier, une statue de la liberté miniature… Daniel Spoerri baptise ce nouveau type de « cabinet » ou de musée qui commence à proliférer. Il crée, en 1977, au Centre Pompidou son premier « Musée sentimental ». Il s’agit du musée « des reliques fétichistes d’art, une galerie où seront exposés des objets, témoins de l’histoire de l’art ». On y trouve, entre autres, des objets tels que « la pince à ongles de Brancusi, le violon d’Ingres, la robe d’Édith Piaf, ou encore le chapeau d’Aristide Bruant connu par la litho de Lautrec, le chapeau en papier journal que Severini portait pour peindre… 27 ». Le Musée sentimental, à l’instar de l’atelier de Breton, se veut une critique du musée moderne et de son prétendu scientisme : « Il n’ordonne pas les choses scientifiquement, mais il entrelace les récits qui s’y rapportent en une ronde d’images, de visions et de spéculations telles que le mythe, les contes et les légendes populaires nous les présentent. […] Ces caractères primitifs, ataviques, paraissent totalement inopportuns à la pensée scientifique. Mais les Musées sentimentaux de Daniel Spoerri – tout comme les Musées de l’obsession de Harald Szeemann – s’appuient sur de bonnes raisons pour démontrer, d’une part que la pensée moderne, scientifique et rationnelle, n’est de loin pas aussi exempte de fétichisme qu’elle le souhaiterait […] et d’autre part qu’il peut être tout aussi fonctionnel d’utiliser les objets comme des fétiches, des reliques ou des amulettes que de les aborder par le biais de la technique. 28 » L’antimusée des avant-gardes d’après-guerre est le temple – délibérément dérisoire – d’une subjectivité dont l’exaltation conduit au retournement des valeurs contestées du musée d’art moderne. Le Musée sentimental est contemporain de l’essor international des musées d’art moderne, contemporain d’une histoire de l’art moderne « darwinienne » – progressiste et formaliste – qui tend à s’ériger en dogme.

Ses objets « fétiches » combattent une fétichisation des œuvres complices de la spéculation financière dont elles sont l’objet. Le caprice, l’arbitraire de l’égoïsme contre la « technique », contre le modèle scientifique ; qui régit le musée moderne. Les Musées sentimentaux témoignent de l’actualité critique du « mur » d’André Breton.

 

© Didier Ottinger.

 

1. A. Breton, « La confession dédaigneuse », dans Les Pas perdus, Œuvres complètes (OC), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », tome 1, 1988, p. 198.
2. A. Jouffroy, « La collection d’André Breton », L’Œil, n° 10, octobre 1955, p. 32-39.
3. Mark Polizzotti, André Breton, Paris, Gallimard, 1999, p. 575.
4. A. Breton, Le Surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, p. 37.
5. A. Breton, Entretien radiophonique (1952) ; cité par R.-C. Giraud, « André Breton, collectionneur », Jardin des arts, n° 67, mai 1960, p. 33.
6. J. Lord, Notes inédites pour Giacometti ; cité par M. Polizzotti, op. cit., p. 705.
7. La Révolution surréaliste, n° 3, 15 avril 1925, p. 27.
8. R. Caillois, Lettre à André Breton, 27 décembre 1934, dans Approches de l’imaginaire, Paris, Gallimard, 1974, p. 35.
9. A. Breton, L’Art magique, Paris, Éditions Phébus, 1991, p. 63.
10. Cl. Lévi-Strauss, entretien avec M. Polizzotti : « Breton avait de l’instinct pour les objets qu’il aimait, et il me fit parfois apprécier des choses que je n’aurais pas vues ou appréciées en d’autres circonstances. Un jour nous sommes tombés sur un objet qui avait manifestement été fabriqué pour être vendu aux Blancs ; à mes yeux il n’avait aucune fonction culturelle et donc sans intérêt. Mais Breton s’arrêta net, émerveillé, et au bout d’un bon moment moi-même je compris qu’il n’en été pas moins beau. Breton n’était ni un puriste ni un spécialiste ; mais, à cause de cela, il voyait des choses que je ne voyais pas. » ; cité par M. Polizzotti, op. cit., p. 575.
11. A. Breton, L’Art magique, op. cit., p. 76.
12. A. Breton, « Flagrant délit », dans La Clef des champs, OC, tome III, 1999, p. 261.
13. A. Breton, « Océanie », dans La Clef des champs, OC, tome III, op. cit., p. 837.
14. Ibid., p. 838.
15. A. Breton, L’Art magique, op. cit., p. 61.
16. A. Breton, « Signe ascendant », dans La Clef des champs, OC, tome III, op. cit., p. 768.
17. Une origine de l’« étincelle » sur laquelle reviendra Breton dans le Manifeste du surréalisme, lorsqu’il précisera que « la valeur de l’image dépend de la beauté de l’étincelle obtenue », OC, tome I, op. cit., p. 337-338.
18. Commentaire de Paul Valéry (26 juillet 1919) ; cité dans A. Breton, « Notes et variantes », OC, tome I, op. cit., p. 1093.
19. A. Breton, « Max Ernst », dans Les Pas perdus, OC, tome I, op. cit., p. 245-246.
20. La découverte par Breton des œuvres de Giorgio De Chirico a pu avoir lieu à l’occasion de ses visites du Salon d’automne ou à celui des Indépendants qu’il visite à partir de 1912-1913. Elle peut aussi avoir eu lieu à la galerie Paul Guillaume qui montre des œuvres du peintre dès 1914. À partir du 10 mai 1916, Breton ne pouvait plus ignoré De Chirico, dont il peut voir les peintures en grand nombre dans l’appartement de Guillaume Apollinaire qu’il commence à fréquenter. (Source : Chronologie établie par Marguerite Bonnet, OC, tome I, p. xxx).
21. G. De Chirico, « La révélation », manuscrit de la collection Paul Éluard, 1911-1912.
22. Quel ouvrage ? p. 444.
23. Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux : Paris, Venise : XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987, p. 64.
24. Ibid., p. 77.
25. Ibid.
26. Ibid., p. 79.
27. A[ndré] K[amber], J[acqueline B[esson], « Le musée sentimental de Bâle », catalogue de l’exposition Petit Musée sentimental autour de Daniel Spoerri, Paris, Musée national d’art moderne-Centre Georges Pompidou, 6 mars-6 mai 1990.
28. Bazon Brock, « Qu’est-ce que le Musée sentimental », ibid., p. 71.

André Breton, le Mur

Le Mur vu par Didier Ottinger


Collections Modernes - Andre Breton, Mur de... par centrepompidou

Languesfrançais
Notes

Assemblage d'objets et d'œuvres divers

ProvenanceProvenances variées
Lieu d'origine
Musée

Musée national d'Art moderne, Centre Pompidou, Paris : Inv AM 2003-3

Modalité d'entrée dans les collections publiquesMusée national d'Art moderne, Centre Pompidou, dation André Breton, 2003
Crédit© ADAGP, RMN centre Pompidou pour le Mur
RéférenceDation_2003
Mots-clés, , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,
CatégoriesAfrique, Amérique, Amérique précolombienne, Arts populaires, Arts primitifs, Australie, Beaux-Arts, Côte Nord-Ouest, Europe, Inuit et Yup'ik, Micronésie, Mélanésie, Objets magiques, Objets usuels, Océanie, Polynésie, Sculptures et Boîtes, Sud-Ouest (Hopi et Zuni), Tableaux, Œuvres graphiques, Œuvres plastiques d'André Breton
Expositions1933, Exposition surréaliste à la galerie Pierre Colle , 1936, Exposition surréaliste d’objets, galerie Charles Ratton , Réunions du groupe chez André Breton
Lien permanenthttps://www.andrebreton.fr/fr/work/56600100228260
Lieu d'origine
Lieux d'exposition