Description
Lettre d'André Breton à Jacques Doucet, envoyée de Paris le 28 décembre 1924.
Transcription
Paris le 28 décembre 1924
Très cher Monsieur,
je pèse avec une grande émotion les paroles que vous m’adressez en cette fin d’année. C’était à moi de vous écrire depuis plusieurs jours et seule la grippe m’a retenu de le faire. Croyez bien, Monsieur, que je n’ai pris à la légère rien de ce qui m’est arrivé par vous, que le sens et la portée m’en sont encore parfaitement présents à l’esprit, au cœur. En dépit des quelques reproches que vous avez sans doute à me faire, j’ai conscience de ne pas vous avoir méconnu. Il me semble qu’à certains moments j’ai été très près de vous ; que de nos caractères si différents, de nos conditions si différentes il n’a rien résulté que de très compatible entre nous. Maintes fois je suis entré plus que vous ne l’avez sans doute cru dans vos sentiments, dans vos émotions ; et dans une mesure que je suis seul à savoir je vous ai pris pour exemple. Je sais (personne ne sait mieux que moi) combien les menus événements de la vie, et de méchants hasards, s’entendent à diminuer la vertu d’une compréhension si parfaite soit‑ elle et à la faire dépendre d’une raison utilitaire méprisable. N’importe : ce qui m’attacha à vous de plus en plus profondément compte seul. Vous estimez peut‑ être que sous votre direction morale, si ce mot ne vous paraît pas trop grave, comme tout ce que je dis trop solennel, j’aurais pu mieux faire. Pour moi, qui connais les limites de ma faculté d’adaptation au bonheur même, il me semble que j’ai tenu le plus grand compte de vos conseils, et que je n’ai pas fait de ma vie deux parts, l’une consacrée à vous et une autre. Je ne voudrais pas que vous le pensiez.
Si je cherche à savoir ce qui m’attend, comme ces jours où cet intérêt un peu anxieux que vous m’avez longtemps porté vous faisait m’interroger sur mes projets, sur mes désirs, inutile de vous dire que je ne vois rien qui vaille, à beaucoup près, le temps passé auprès de vous. Vous vous faites probablement une idée du tumulte intérieur qui est le mien et qui me laisse, en général, assez désarmé pour l’action. Je pense à chaque instant que rien n’est dit encore pour moi et que le mot sauvé ne saurait m’être appliqué raisonnablement de si tôt. Par ail‑ leurs ce n’est pas le courage qui me manque mais l’espoir du secours dans un certain ordre matériel qu’il m’est peu naturel d’envisager. « Vivre », triompher des quelques obstacles que cela suppose, ce qui est si facile à la plupart des hommes, me jette encore dans une immense perplexité. C’est dans la pensée que je crois bien avoir mis toute l’audace, toute la force et tout l’espoir dont je suis capable. Cette pensée ne me laisse aucun répit, même pour dormir, même pour manger. Elle me possède tout, jalousement ; elle se rit pour moi des biens de ce monde. Quelqu’un, un inconnu, à qui une balle a cassé les reins il y a six ans, m’écrit : « Vous vous demandez à quelle promesse générale vous fier… Pour les révélations prochaines, dites‑vous que vous êtes seul devant l’horrible problème. Au point du développement humain où nous en sommes venus, l ne reste qu’une ressource contre le suicide : Faire confiance désolément à un homme. Se renoncer pour l’aider si on le peut dans la cruelle épreuve où il sera consumé pour se perpétuer dans la reconnaissance des générations nouvelles. Nous, notre tâche est facile : brûler l’orgueil, c’est fait ; remettre aux sentiments que vous nous inspirez de faire violence à notre esprit si le vieux “sens” dont il ne peut tout‑à‑fait se déprendre le retient de vous suivre. Mais vous, qui porterez la somme de toutes nos inquiétudes, j’imagine vos doutes et votre douleur. Ah ! faites de toute votre vie une longue préparation. » C’est, à l’éloquence près, le sort que je me fixe, et je ne m’en fixe aucun autre, malheureusement.
Je n’ai encore pris aucune décision quant à l’emploi matériel que je vais faire de cette année. Je suis incapable de parer à certaines rigueurs de l’existence : je ne m’assure contre elles qu’au dernier moment. Encore faudra‑t‑il qu’une fois de plus le ciel veuille bien m’aider.
J’avais, en commençant cette lettre, le souci de répondre à la vôtre et je vous prie de m’excuser si j’ai commencé par vous parler de moi. Pourtant je vous connais aussi et, de vous, à vous, il est des choses qui me sont bonnes à dire. Il est impossible que vous envisagiez sérieusement de mettre un terme volontaire à cette activité qui est la vôtre et qui ne vous appartient pas. La fatigue et le découragement momentanés qui vous y poussent ne sont pas pour me faire oublier ces magnifiques réveils que vous continuerez à avoir, que vous ne pourrez vaincre si vainement. La jeunesse, vous m’en avez assez parlé souvent, ne saurait tenir à une certaine illusion physique et laissez‑ moi vous dire que je ne vois en vous que de la clarté et de l’espoir. Votre repos ne saurait être au prix d’une abdication telle que celle‑là. C’est impossible, Monsieur, vous ne sauriez, pour rien, renoncer à vos raisons de vivre. Que tout votre passé ait été dévoué à la cause de la beauté, à partir du moment où vous cesseriez de la servir, ne saurait vous être qu’un tourment. Je ne puis admettre que, prenant congé d’une vie d’affaires dont, au reste, vous sembliez depuis longtemps virtuellement détaché, vous songiez à renier en fait votre activité intellectuelle qui, elle, vous crée des obligations définitives, obligations que vous êtes incapable d’enfreindre. Voici donc mes vœux : c’est que, dans l’état de disponibilité plus grande où va vous laisser la cession de votre maison, vous repreniez goût et confiance à tout ce qui vous passionna si longtemps, que vous y apparteniez tout entier. Il y va, j’en suis sûr, de votre santé même, et vous savez si j’y tiens. Qui donc après vous nous représenterait cette continuité dans la foi et dans l’effort ? Non, Monsieur, il ne faut pas que vous abandonniez la seule partie qui en vaille la peine, je le dis pour nous tous et dans votre intérêt.
Mais, n’est‑ ce pas, je ne puis croire que vous vous en teniez à ces dispositions d’un mauvais jour. Cette saison est évidemment lugubre et elle affecte ma sensibilité comme la vôtre. Tous ces arguments tomberont par un beau matin de soleil.
Je vous prie, cher Monsieur, de présenter mes hommages et mes meilleurs vœux de santé et de bonheur à Madame Doucet. Permettez‑ moi de vous serrer très affectueusement les mains.
André Breton.
P.-S. - Je vous fais remettre, ci‑ joints, les manuscrits que vous m’avez confiés. Dès que j’irai un peu mieux, je passerai ranger les livres à la bibliothèque.
Bibliography
BRETON, André, Lettres à Jacques Doucet, éd. Étienne-Alain Hubert, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 2016, p. 219-222.
Creation date | 28/12/1924 |
Postmarked date | 29/12/1924 |
Destination address |
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Bibliographical material | Cinq pages chiffrées sur trois feuillets 27 × 21 cm, en‑tête imprimé : LITTÉRATURE / 6e année / DIRECTEUR : / ANDRÉ BRETON / 42, Rue Fontaine, PARIS (IXe) / Secrétaire de la rédaction : / MAX MORISE / 24, Avenue de Breteuil, PARIS (VIIe) / Administration : / 24, Avenue de Breteuil, PARIS (VIIe) / Dépositaire général : Librairie Gallimard / 15, Boulevard Raspail, PARIS (VIe). — Enveloppe 11,5 × 14,5 cm, en‑tête imprimé : LITTÉRATURE / 24, Avenue de Breteuil / PARIS (VIIe). Suscription : « Monsieur J. Doucet / 46 avenue du Bois / PARIS / XVIe ». Cachets : Paris‑ Gare du Nord 8 h 29‑ XII‑1924 — Paris XVI Place Chopin 7 h 15 30‑ XII‑ 24. |
Languages | French |
Place of origin |
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Library | Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris : BLJD 7210-68 |
Size | 21,00 x 27,00 cm |
Number of pages | 5 |
Copyright | © Aube Breton, Gallimard 2016 |
Keywords | Correspondence, Letter |
Categories | Correspondence, Letters from André Breton |
Set | [Correspondance] Lettres à Jacques Doucet |
Permanent link | https://www.andrebreton.fr/en/work/56600101001087 |
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Deuxième numéro de La Révolution surréaliste, imprimé à Alençon et publié le 15 janvier 1925.
36 images, une notice descriptive, une exposition, une bibliographie, deux séries, des liens.
[Revue] La Révolution surréaliste, 2