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[Je crois, aussi, cette conversation très nécessaire...]

Lettre datée du 9 avril 1924

Correspondence

Author

Author André Breton
Letter to Jacques Doucet
Person cited Paul Éluard

Description

Lettre d'André Breton adressée à Jacques Doucet de Paris, le 9 avril 1924.

 

Transcription

Paris, le mercredi 9 avril 1924

Très cher Monsieur,

je crois, aussi, cette conversation très nécessaire et je vous remercie de me l’accorder.

Mon affection pour vous n’a pas changé et pour ma part je regrette de vous causer finalement une déception, de ne pas justifier certains des espoirs que vous aviez mis en moi.

Je ne vous redirai pas, en cette circonstance, toutes les raisons que j’ai de vous honorer et de vous aimer, et cela en dehors des bienfaits immédiats que vous avez eus pour moi. En effet, je n’ai nullement l’intention de plaider mon cas, non plus que de solliciter à nouveau votre sympathie par le moyen des sentiments que, vous n’en doutez pas, j’éprouve à votre égard. Peut‑être avez‑vous lieu de ne pas vous louer de mon activité près de vous ; s’il ne s’agissait que de cela, comme je ne suis aucunement paresseux, le malentendu ne serait pas grave : j’ai, d’ailleurs, toujours souhaité que vous donniez une direction plus nette aux travaux que je suis susceptible d’accomplir pour vous, les travaux littéraires à part, bien entendu. Mais ce ne doit pas être surtout cela que vous me reprochez.

En ce qui concerne mon attitude intellectuelle j’ai peur que les difficultés de nous entendre soient plus réelles. Peut‑être est‑il fatal que, séparés comme nous le sommes par des questions d’âge et de rang, nous ne puissions nous mettre d’accord sur quelques points essentiels. Vous en avez eu conscience ces derniers jours. Tout ce que je veux, en cette matière, invoquer pour ma défense, est que je n’ai jamais prétendu, au sujet de la vie et de l’art, par exemple, autre chose que ce que je prétends aujourd’hui. Ma personnalité, dans ce qu’elle a, après tout, de plus rare, tient dans la prise au tragique d’un certain nombre de données que la plupart des hommes, à la faveur d’autres conditions de naissance (et d’une expérience humaine que les circonstances m’interdiront d’avoir), arrivent à peine à prendre au sérieux. Je suis foncièrement pessimiste, je ne vous l’ai jamais caché. Je vis, en somme, assez mal, ne parvenant pas à améliorer matériellement ma situation, non pour moi qui n’y tiens guère, mais pour ma femme, que j’éprouve toujours une vive contrariété à laisser en passer par sa famille, assez ironique en pareil cas, quand nous ne pouvons faire autrement. Par ailleurs, j’ai moins confiance en la littérature que jamais, à force de voir « abandonner » les meilleurs et triompher lourdement les pires. Les chances de salut sont véritablement rares sur cette terre. Enfin vous savez quel événement, sans gravité pour vous, je le conçois, est venu ces derniers temps, accroître encore mes soucis. Cet événement, tous mes amis savent à quel point il doit m’affecter : il donne un relief si particulier à certaines de mes préoccupations les plus moroses, il fortifie si étrangement en ce moment cette mystique de la vie à laquelle je suis violemment attaché qu’il me précipite à l’extrême de moi‑même, un point où vous ne pouvez nécessairement pas me rejoindre. Ma faiblesse est si grande, à la suite d’un incident de ce genre, que j’avais espéré, cette fois, vous faire entrer dans le vif de ce sujet, qui est moi. Je me suis, naturellement, trompé. Je sais que la chose ne vous a pas paru assez sérieuse, je veux dire moralement assez significative, pour que vous me gardiez le secret que je vous avais instamment demandé. L’histoire fait actuellement le tour de Paris et elle m’est revenue de cinq ou six côtés dans la journée d’hier. Réduite à des proportions ridicules de fait‑ divers littéraire, elle fait l’objet des conversations de tous les gens qui n’avaient rien à y voir. On raconte déjà qu’Éluard est interné dans un asile d’aliénés, par exemple. Au nom d’Éluard, comme je voudrais qu’il le fît au mien, le cas échéant, j’ai pris toutes les dispositions de nature à arrêter cette affaire : Eluard n’était pas l’ami de ces gens‑là et il était le mien le meilleur. Comme tel je ferai tout ce qu’il est en mon pouvoir pour ne pas le laisser compromettre, et avec lui, un esprit dont nous étions dépositaires tous deux, un esprit auquel je tiens par‑dessus tout, comme il y tenait, c’est‑à‑dire fanatiquement.

J’irai, cher Monsieur, vous voir vendredi à 5 heures. Je vous prie de continuer à me croire
votre très affectueux et dévoué

 André Breton.

 

Bibliography

André Breton, Lettres à Jacques Doucet, éd. Étienne-Alain Hubert, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 2016, p.179-181.

 

Librairie Gallimard

Creation date09/04/1924
Bibliographical material

. Quatre pages sur deux feuillets 27 × 21 cm, en‑tête imprimé : LITTÉRATURE / 6e année / DIRECTEUR : / ANDRÉ BRETON / 42, Rue Fontaine, PARIS (IXe) / Secrétaire de la rédaction : / MAX MORISE / 24, Avenue de Breteuil, PARIS (VIIe) / Administration : / 24, Avenue de Breteuil, PARIS (VIIe) / Dépositaire général : Librairie Gallimard / 15, Boulevard Raspail, PARIS (VIe). Encre bleue.

LanguagesFrench
Place of origin
Library

Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris : BLJD 7210-76

Number of pages4
Copyright© Aube Breton, Gallimard 2016
Keywords,
CategoriesCorrespondence, Letters from André Breton
Set[Correspondance] Lettres à Jacques Doucet
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